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Il est évident que l’intérêt économique de la rivière s’articule, depuis des siècles, autour de trois activités : celle des moulins qui utilisent l’énergie, celle des pêcheurs qui exploitent le poisson et celle des bateliers qui transportent les marchandises et les hommes. Il n’est pas toujours facile de les faire cohabiter et d’innombrables conflits entre les parties concernées en témoignent tout au long de notre histoire, et aujourd’hui encore.

Arrêté du Conseil d’État du Roi – 12 novembre 1772 (1ère page d’un document de 8 pages). Coll. Alain Floriant

On sait que l’association du moulin et de la pêcherie était fréquente, comme en témoignent les sources écrites et iconographiques, mais aussi nombre d’aménagements encore visibles aujourd’hui dans certains moulins à eau. Les contrats de fermage spécifiaient souvent que le prix de la ferme comprenait une part en nature, sous forme de poissons. Dans ce cas, il ne peut y avoir de conflit puisque le meunier est aussi le pêcheur. Mais il existait aussi des pêcheries sous forme de petites structures, installées près de la berge ou ne barrant qu’un bras du cours d’eau. Alors, les utilisateurs de la rivière pouvaient entrer en conflit si leurs activités respectives se contrariaient. C’est par exemple ce qui advint à Angles (commune de Salles d’Angles près de Cognac), sur le Né (affluent de la Charente) entre le meunier Ciraud et un pêcheur nommé Fournier en 1876. Le fonctionnement du Moulin noir de Ciraud étant perturbé par le barrage-pêcherie, le meunier se plaint auprès des autorités : « …Fournier se permet à toutes les fois que j’ouvre ma vanne de décharge, de « couler » deux grands empèlements dans ledit cours à une distance environs de quatre vingt centimètres sur une largeur de cinq mètres…et ne peut faire moins que porter préjudice à ma vanne de décharge qui a un mètre trente sept d’ouverture et dont l’eau est forcée. » Le préfet, saisi, après avoir demandé un rapport à l’ingénieur des Ponts et Chaussées d’Angoulême, fit ouvrir une enquête publique. L’affaire n’eut pas de suite et la pêcherie subsista, même si son propriétaire dut revoir son fonctionnement. Tout cela ne prêtait guère à conséquence sur la plupart des petites rivières non navigables.
Au XVIIIe siècle, l’intérêt pour la navigation des rivières, même modestes, accompagne un renouveau de l’économie qui devient le domaine de nouvelles théories. Certains adeptes de l’école de la physiocratie, qui fait pourtant une place prépondérante à l’agriculture, pensent que les manufactures et le commerce sont aussi générateurs de richesses. C’est le cas de Turgot, homme politique célèbre qui fut intendant du Limousin puis ministre de la marine et des finances. Alors qu’il était à Limoges, il s’attacha à convaincre les grands propriétaires terriens, les comtes et les ducs, qu’il fallait développer et entretenir les voies de communication, tant par eau que par terre, pour faciliter le transport des marchandises et plus particulièrement celui des grains. C’est ainsi que pour lui, comme pour d’autres économistes éclairés, la navigation sur les cours d’eau devient une préoccupation majeure et les projets d’aménagement de rivières, jusque-là réservées aux moulins et aux pêcheries, se multiplient. Ils vont proliférer jusqu’au
XIXe siècle, avant que le chemin de fer et l’automobile ne les rendent inutiles. Dans le bassin de la Charente, trois projets au moins méritent notre attention. Ce sont ceux qui concernent la Charente, de Civray à Angoulême, le Né, affluent de la rive gauche, et la Seugne, de Pons à Courcoury où elle rejoint le fleuve.

Un arrêt du Conseil du Roi, du 20 septembre 1775 ordonnait l’exécution d’ouvrages pour rendre « la rivière de la Charente navigable depuis Civray jusqu’à Angoulême et de perfectionner la navigation depuis Angoulême jusqu’à Cognac ». Turgot était alors intendant de la généralité de Limoges, où il essayait de mettre en œuvre sur le terrain ses théories en matière économique. Il fut le promoteur de ce projet qui envisageait la création d’un chemin de halage et estimait le « montant des sommes qui pourront se trouver dues en indemnité aux propriétaires des terres riveraines…et à ceux qui possèdent en vertu de titres légitimes, des moulins, usines, pêcheries qu’il pourrait être nécessaire de détruire ou de reconstruire autrement.». Cet aménagement de la Charente ne fut jamais réalisé. Turgot regagna la Cour, l’entreprise était complexe et les fonds nécessaires considérables. La Révolution mit fin au projet, au grand soulagement des meuniers. À la même époque, en octobre 1776, François de la Vauguyon, marquis d’Archiac, rédigeait un « Mémoire sur le projet de rendre la rivière du Né navigable ». Cet affluent de la Charente traversait en effet plusieurs paroisses relevant de la Châtellenie d’Archiac : Lagarde, Lachaise, St-Palais, Cierzac, Germignac, St-Martial, Celles. Notre marquis précisait cependant : « on ne detruiroit pas les moulins qui y sont établis et on leur conserverait toute l’eau dont ils ont besoin ».
Il est vrai que ces moulins, dont certains lui appartenaient peut-être, étaient indispensables pour Archiac qui n’avait pas de rivière. Le mémoire ne fut pas suivi d’effet et ne parvint peut-être même pas jusqu’au Conseil du Roi, l’intendant de La Rochelle ne l’ayant pas retenu.

La Seugne au pied du Château, à Pons. Coll. Alain Floriant

Enfin, une autre rivière affluente de la Charente, la Seugne, fut pendant des siècles l’objet d’attentions particulières pour aménager son cours, entre Pons et sa confluence avec le fleuve, à Courcoury. Le sire de Pons avait pour ambition de rendre la Seugne navigable de Pons à la Charente et de faire assécher les terres, soit disant inondées à cause des écluses de moulins, le long du cours d’eau. Mais c’est que l’on touche là, avec la rivière, à un milieu bien particulier, celui des marais, qui n’en finit pas de se transformer depuis le Moyen Âge, qu’il soit marin ou fluviatile avec les « prées », enjeux d’un défrichement multiséculaire. L’affaire de l’assèchement des marais de la Seugne remontait au XVIIe siècle, et les différents projets furent récapitulés par un certain Poterlet qui, en 1817, rédigea un « Recueil des règlements rendus sur le dessèchement des marais de la Seugne depuis les premiers projets ( c’est à dire depuis Henri IV) jusqu’au XIXe siècle.»
Les « prées » étaient alors les seuls territoires à conquérir, mais des propriétaires y pratiquaient un élevage extensif avec des droits d’usage. La rivière, faute de navigation, était le domaine des moulins et des pêcheries. On en dénombrera bientôt une bonne quinzaine entre Pons et le delta (car la Seugne se divise en plusieurs bras). Sous Henri IV, ce fut bien sûr à un Hollandais nommé Bradley qu’on confia le soin de réaliser ces projets de dessèchement. Il eut à peine le temps de commencer et, sous Louis XIII, l’ingénieur Fiette fut chargé de poursuivre les travaux, mais il échoua devant l’opposition des propriétaires et malgré l’appui du maréchal d’Albret, sire de Pons. Le projet de « recurage général des écours de la Seugne avec destruction des barrages et des pêcheries » revit le jour en 1753. Il allait de soi que l’aménagement de la rivière était indispensable pour assécher le marais, car l’eau ne s’écoulait pas assez facilement. M. de Marsan, sire de Pons, ne réussit pas mieux dans ses projets que ses prédécesseurs. En effet, les propriétaires des terrains avaient été autorisés à former un syndicat, favorable à l’assèchement mais opposé au projet de rendre la rivière navigable. M. de Lilleferme (le bien nommé), fermier du syndicat d’aménagement des Seugnes, fit démolir de multiples pêcheries et biefs de moulins pour planter des arbres et mettre en culture le marais. Ces marais s’étaient peu à peu « enrouchés », ce qui avait suscité une activité de ramassage et de transformation des roseaux (les « rouches »).

Pose de roseaux (rouches) sur un toit. Coll. Alain Floriant

Ainsi les usagers de la rivière, mi-pêcheurs mi-rouchiers et meuniers, s’allièrent-ils pour défendre leur gagne-pain. Le conflit devint violent lorsqu’une nuit, un commando abattit les immenses plantations de Lilleferme. En 1766, l’évêque de Saintes fit une promenade en barque dans les bras du delta de la Seugne, au milieu des hourras des rouchiers et des opposants réunis. Le sire de Pons, de son côté, dut renoncer à son projet, faute de moyens malgrè l’Arrêt du Conseil d’Etat du Roi de 1772. Quand survint la Révolution, les travaux furent abandonnés, mais, en 1792 un arrêté du Directoire du département de Charente Inférieure ordonna la rupture des chaussées des moulins et la destruction des pêcheries. Ces mesures furent mises à exécution dans quelques communes, notamment à St-Léger. Une fois passée la Terreur, les chaussées des moulins furent reconstruites et les barrages des pêcheries rétablis. C’est seulement vers le milieu du XIXe siècle que les aménagements se poursuivirent. Il n’était plus question de rendre la Seugne navigable et de faire un port à Pons. Les moulins étaient sauvés.

Alain Floriant, vice-président ADAM17

Publié dans le Monde des Moulins n° 75 de janvier 2021

Catégories : HistoireLégislation

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