Le site des Moulins de France
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Les moulins à marée à travers le monde : une histoire essentiellement occidentale, une répartition en conséquence 

 

Fig. 1. Moulins à marée de Berno sur l’Île d’Arz (56) et du Prat à La Vicomté-sur-Rance (22). © E. Sonnic

Un temps estimé à 750 grâce à un important travail d’inventaire et de compilation de Walter Minchinton1, le nombre identifié de sites accueillant ou ayant accueilli un moulin à marée a été plus que doublé ces dernières années. La rédaction en 2016 d’un appel à communications pour un colloque international sur l’énergie des marées, le colloque en lui même l’année suivante2, la préparation d’une communication exposée en 2019 aux États-Unis3, la publication de l’ouvrage consécutif au colloque susmentionné4 et enfin la préparation du présent article furent autant d’occasion de réviser ce chiffre à la hausse. C’est désormais celui de 1572 qu’il convient de retenir lorsque sont rédigées ces lignes. Nul doute que ce total va encore augmenter à l’avenir au regard de l’activité de prospection de nombreux spécialistes de part et d’autre de l’Atlantique, océan qui totalise à ce jour plus de 99 % des sites identifiés de moulins à marée dans le monde dont le plus ancien remonte à plus de quatorze siècles. 

Fig. 2. Moulin à marée de Landounic : vue générale du site de fouilles (en haut), fosse du moulin (en bas à gauche) et reconstitution d’une partie du moulin (© V. Bernard)

Le nord-ouest de l’Europe, berceau de l’énergie marémotrice ? 

Jusqu’au tout début du XXe siècle, les sites des plus anciens moulins à marée alors attestés se situaient au fond du golfe persique dans l’estuaire du Tigre et de l’Euphrate. Ces moulins sont en effet mentionnés dans un écrit de 985 du géographe arabe Al-Magdisi Shams al-Oin, référence connue de longue date des spécialistes de molinologie marémotrice. On ne sait toujours pas s’ils étaient ou non antérieurs au Xe siècle. Depuis longtemps, plusieurs auteurs estiment également vraisemblable que des moulins à marée aient pu fonctionner en des temps très anciens sur les côtes orientales et méridionales de la Chine, voire en Asie du sud-est et en Inde5, tout en convenant que cette hypothèse ne pouvait être confirmée. Toutefois, des publications plus récentes sur les perspectives marémotrices actuelles rappellent bel et bien le lointain passé marémoteur chinois et semblent attester de l’existence de moulins à marée sous la dynastie Tang remontant aux VIIe voire au VIe siècle6. Un tel moulin est ainsi identifié aux environs de Penglai dans la province du Shandong7. 

À l’aube des années 2000, les plus anciens moulins à marée européens identifiés ne remontaient pour leur part « qu’au » XIe siècle, si bien que l’hypothèse d’une diffusion de cette technologie vers l’Europe dans le contexte de l’expansion arabo-musulmane aux VIIe et VIIIe siècles, n’était à l’époque ni exclue, ni validée. 

L’archéologie a néanmoins totalement rebattu
les cartes au cours des années 2000. Des fouilles dans les îles britanniques ont en effet permis la découverte de vestiges de moulins à marée bien antérieurs au Xe siècle dont celui d’Ebbsfleet sur la Tamise, daté de 6928. Mais très vite, c’est l’Irlande qui est apparue comme le nouveau berceau mondial du moulin à marée. D’abord avec la diffusion de l’information pourtant déjà ancienne du moulin de Little Island (630)9, puis avec la découverte d’un autre spécimen daté de 619 à Nendrum en Irlande du Nord10. Cette quête du moulin à marée le plus ancien connut un nouveau tournant en 2013 suite à une campagne de fouilles à Saint-Pol-de-Léon en Finistère Nord11 (Fig. 2). Sa création date de la fin du vie siècle (585 à 588). Il s’agissait alors du plus ancien au monde selon les connaissances scientifiques occidentales. D’autres vestiges n’ayant pas encore fait l’objet de campagnes de fouilles et situés sur l’estran breton ont également été repérés. La possibilité de moulins à marée médiévaux plus anciens encore est donc plausible. Au Yaudet, près de Lannion, des vestiges dans l’embouchure du Léguer pourraient d’ailleurs être ceux d’un autre moulin à marée érigé à une époque comprise entre le VIe et le VIIe siècle12.

Outre-Manche, l’hypothèse d’un moulin à marée antique n’est pas exclue. Des fouilles menées de 1988 à 1992 à Londres sur la Fleet, petit affluent de la Tamise, ont permis de mettre à jour des vestiges datés du IIe siècle, donc de l’époque romaine. Suite à l’opération, fut proposée l’existence d’un moulin à marée13 mais l’hypothèse n’est pas partagée par toute la communauté des archéologues britanniques. Auparavant, les Grecs avaient eux-mêmes étudié les possibilités de tirer profit de la marée dans le détroit de l’Euripe14 où trois moulins à marée sont d’ailleurs attestés au Moyen Âge. Notons que ceux-ci tournaient grâce à l’énergie cinétique, autrement dit au courant de marée lui même. Or, c’est l’énergie dite potentielle de la marée qui caractérise la quasi-totalité des moulins à marée à travers le monde, c’est à dire basée sur une différence de hauteur d’eau de part et d’autre d’une digue, puis d’un lâcher d’eau entraînant une ou plusieurs roues. 

Fig. 3. Répartition des moulins à marée dans le monde (E. Sonnic)

Pour l’heure, les moulins à marée les plus anciens remontent donc au VIe et VIIe siècles en Bretagne et en Irlande et très probablement en Chine, sous réserve que leur existence, leur caractère marémoteur et leur ancienneté, brièvement évoqués dans deux articles, soient confirmés par les conclusions d’historiens ou d’archéologues par exemple. De tels travaux existent certainement, mais ils n’ont pas encore été portés à notre connaissance lorsque sont rédigées ces lignes. 

Il semble aujourd’hui acquis que la technologie marémotrice soit apparue plus ou moins simultanément sur le vieux continent, en Chine et au Moyen-Orient sans qu’il n’y ait eu à l’époque un quelconque échange technologique entre ces différentes parties du monde. 

Une répartition mondiale témoin d’une histoire largement occidentale

S’ils existaient bel et bien au cours du Haut Moyen Âge en Europe, dans le golfe persique et probablement en Chine, ce n’est qu’à partir des XIe et XIIe siècles que la construction de moulins à marée semble connaître15 un premier frémissement sur le littoral européen à l’initiative de religieux ou de puissants seigneurs. Plus de 70 au moins fonctionnaient en Europe occidentale à la fin du XIIe siècle. On en trouvait surtout en Grande-Bretagne avec une trentaine d’édifices, autant en France dont une quinzaine dans le seul duché de Bretagne alors indépendant, en Espagne (5 unités), sur le territoire correspondant à la Belgique et aux Pays-Bas où cinq fonctionnaient à la même époque, ainsi qu’en Italie où, aussi surprenant que cela puisse paraître16, existaient trois moulins à marée depuis le XIe siècle dans la lagune de Venise17. D’autres pays européens accueilleront quelques unités (Allemagne, Russie, Islande, Grèce), parfois une seule comme en Croatie, au Danemark ou aux Îes Féroé. La tendance s’est renforcée au cours des siècles suivants dans un contexte de croissance économique depuis la péninsule ibérique jusqu’aux Pays-Bas en passant par les îles britanniques. Faute d’information, on ne sait si la Chine et le Moyen-Orient ont connu un développement comparable à celui de l’Europe occidentale après l’An Mil. 

Hors d’Europe, ce n’est ni la Chine ni le Moyen-Orient où l’on compte le plus grand nombre de sites ayant accueilli un moulin à marée mais l’Amérique. Ces derniers y apparaissent à partir du XVIIe siècle la faveur de la colonisation. En 1607, les Français ont ainsi créé à Port Royal, en Nouvelle Écosse, le premier moulin à marée d’Amérique du Nord, voire du Nouveau monde dans son ensemble. Il se situait dans la baie de Fundy, connue pour abriter les plus importantes marées de la planète. Du Canada à la Floride, à l’initiative de colons français, hollandais et britanniques (puis de leurs descendants), la côte atlantique nord-américaine a vu essaimer jusqu’au XIXe siècle, au moins 443 moulins à marée dont plus de 200 dans le seul État du Maine (Fig. 4) qui affiche la plus forte concentration mondiale en la matière à une échelle régionale devant la Bretagne historique (142 sites). En Nouvelle Angleterre, du Maine au Connecticut, l’immense majorité de ces moulins à marée se répartit à peu près équitablement entre moulins à grains et moulins scieries. Ces derniers bénéficiaient en effet d’une matière première abondante grâce aux immenses forêts littorales nord-américaines et étaient pleinement intégrés à l’activité coloniale de construction. Dans les États méridionaux (Caroline du Sud, Géorgie … ) les moulins à riz se substituent régulièrement aux moulins à maïs de Nouvelle Angleterre. Dans la zone intertropicale, aux côtés des quelque 75 moulins à marée construits dans les « Guyanes » par les colons britanniques, français et surtout hollandais, 58 furent également développés par les Portugais au nord du Brésil près de Belém et dans l’État du Maranhâo. À ces latitudes, les moulins broyaient la canne à sucre, transformaient le riz ·ou contribuaient à la production de rhum. 

Au XIXe siècle, la colonisation occidentale génèrera aussi quelques moulins à marée sur les côtes du Pacifique. Ils furent réalisés, d’une part en Amérique du Nord aux environs de Vancouver18 et Seattle19, d’autre part en Océanie aux abords de Sidney, Melbourne et en Tasmanle et en Nouvelle-Zélande21. 

Fig. 4. Moulins à marée du Nouveau monde : paire de meules gisant sur les vestiges de la digue du moulin disparu de Mill Cove à Kittery, Maine (à gauche) et panneau d’information sur site sur le moulin disparu de Bell/Ritson à New Castle, New Hampshire (© E. Sonnic)

Si les colons anglais, français, portugais ou néerlandais ont largement exporté la technologie du moulin à marée dans leurs colonies du Nouveau Monde, il semblerait que leurs homologues espagnols n’aient pas opté pour un tel choix. Ils ont pourtant largement développé de tels ouvrages en Espagne et bon nombre de leurs territoires conquis dans le nouveau monde disposaient de marnages suffisants et d’une configuration côtière appropriée. En adoptant un raisonnement comparable, étant donné le grand nombre de moulins à marée qui opérèrent au Surinam, notamment pour broyer de la canne à sucre, on est en droit de s’interroger sur l’existence éventuelle de ruines de moulins à marée en Indonésie, une autre colonie hollandaise de l’époque, où la canne était également cultivée et les marnages adéquats22. L’absence de moulins à marée en Afrique questionne pour les mêmes raisons. En effet, malgré la présence de colonies britanniques, françaises ou portugaises et de marées suffisantes dans plusieurs secteurs côtiers, aucun moulin à marée ne semble avoir existé sur ce continent. 

Le panorama mondial offert à ce jour par la distribution des sites de moulins à marée est donc très largement le fruit de l’Occident. L’Europe à elle seule en totalise plus de 62 %, tandis que son activité coloniale en a généré plus de 37 %. En dehors de la sphère occidentale, et en l’état actuel de nos connaissances, seuls la Russie, le fond du golfe persique et la Chine en ont accueilli sans que l’on sache à ce jour s’ils y étaient nombreux. 

Ewan SONNIC, géographe

Chercheur associé, Groupe de Recherche sur l’Invention et l’Évolution des Formes, École Nationale Supérieure d’Architecture de Bretagne 

Contact : ewan.sonnic@rennes.archi.fr

 

1 MINCHINTON W. E., 1979, « Early Tide Mills : some Problems. Research Notes», Society for the History of Technology, p. 777-786. 

L’énergie des marées hier, aujourd’hui, demain, Colloque international, École Nationale Supérieure d’Architecture de Bretagne et Université Rennes 1, Rennes et estuaire de la Rance, 20-22 juin 2017. 

3 SONNIC E., 2019, « A Worldwild Inventory of Tide Mills reflecting an essentially western history and a consequent distribution, Tide Mills Galore !, Tide Mill Institute 15th Conference, 25-26 october, The Community Center, Kittery, Maine, USA. 

4 SONNIC E. et al., 2021, L’énergie des marées hier, aujourd’hui, demain, Ouvrage collectif, PUR, 570 p. 

5 Citons J.-L. Boithias et A. de La Vernhe (Les moulins à mer et les anciens meuniers du littoral. Mouleurs, piqueurs, porteurs et moulageurs, 1989, Nonette, Éd. CRÉER, 276 p.) ou encore R. H. Charlier et C. W. Finkl (Ocean energy: tide and tidal power, 2009, Heildeberg, Springer Science & Business Media, 262 p.). 

6  ZHANG L.X., TANG S.J., HAQ Y., PANG M.Y., 2018, « Integrated emergy and economic evaluation of a case tidal power plant in China», in Journal of Cleaner Production, Volume 182, Mai 2018, p. 38-45. 

7 Newpiousenergy.com, 2022, « Tides – Human understanding and utilization oftides », Category: Tidal energy and tidal power generation, 24 juillet 2022, 2 p. 

8 GOODBURN D., 2021, « Two tide mills found on the Thames estuary : the Ebbsfleet mill of 692 AD and the Greenwich Wharf mill of 1194 AD» in E. Sonnic (Dir.), L’énergie des marées hier, aujourd’hui, demain, PUR, p. 75-86. 

9 Dès la fin des années 1970 des archéologues connaissaient ce moulin situé près de Cork. L’information resta toutefois longtemps circonscrite à la communauté des archéologues britanniques. Il semble que la mise à disposition sur Internet de travaux numérisés de plus en plus nombreux fit connaître ce moulin à une communauté scientifique élargie quelques décennies plus tard. 

10 RYNNE C., 2021, « The archeology of the tide mill in early medieval Ireland and Britain » in E. Sonnic (Dir.), L’énergie des marées hier, aujourd’hui, demain, PUR, p. 41-56. 

11 BERNARD V. et al, 2021, « Landounic : le plus vieux moulin à marée est désormais breton ! », in E. Sonnic (Dir.), L’énergie des marées hier, aujourd’hui, demain, PUR, p. 57-73. 

12 CUNLIFFE B. et GALLIOU P., 2004, « Un moulin à marée du haut Moyen Âge au Yaudet ?», in Les cahiers de l’Iroise,n° 199, mai-août, p. 31-36.

13. SPAIN R., 2002, A possible roman tide mlll,64 p. 

14. CHARLIER R. H., 1969, « La mer et les kilowatts», in Revue de l’université de Bruxelles, Tome XXI, Bruxelles, p. 345-361. 

15. Il convient de ne pas être catégorique car il n’est pas exclu que d’autres moulins à marée du Haut Moyen Âge aient pu exister sur les côtes françaises. L’archéologie littorale à même l’estran, encore peu développée en France, pourrait confirmer ou infirmer une telle hypothèse.

16. Malgré des marnages moyens quasi insignifiants en Méditerranée, certains secteurs côtiers y présentent des amplitudes de marée comprises entre 1 et 1,5 mètres qui peuvent suffire à faire fonctionner un moulin à marée dans un chenal pour une performance certes modeste.

17. Associazione Italiana Amici Dei Mulini Storici, non daté, « Mulini a Marea », 1 p.

18. MACKIE R. S., 2011, Trading beyond the mountains : the british fur trade on the Pacific, 1793-1843, Vancouver, UBC Press, 440 p.

19. BAGLEY C., 2017, History of Seattle. From the earliest Settlement of the 20th century, Vol. 2, Ed. Jazzybee Verlag, Jürgen Beck, Printed by Createspace, North Charleston, SC USA, 390 p.

20. Morawa District Historical Society, 1999, Tide mills in Australia, 1 p.

21. BEST S. et al., 2002, « Tide mill at Purakau, New Zealand », in International Molinology, n° 65, p. 35-37.

22. ANDERSON S. D. et MARQUES F.L.T., 2021, « Tidal energy at the estuary of the Amazon : its use in the past and small-scale use in the future », in E. Sonnic (Dir.), L’énergie des marées hier, aujourd’hui, demain, PUR, p. 433-444.


1 commentaire

Simonet · 27 février 2023 à 16 h 24 min

Merci pour ce passionnant article.

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