Dans ce Monde des Moulins qui nous est cher, une catégorie de moulins fait plus rarement la une de nos couvertures, car, méconnue ou mal aimée voire franchement singulière et d’approche ingrate : la forge associée à sa taillanderie.
L’un des rares moulins actionné uniquement par l’eau.
Celui où, précisément, l’on n’entre pas comme… dans un moulin et tout aussi indispensable à l’activité humaine, puisqu’il lui fournit ses outils.
C’est bien au-delà de ses apparences qu’il pourra vous séduire !
Vous n’y découvrirez aucune des tièdes odeurs de pâtisserie imprégnant les murs d’un moulin à huile, ni les sacs du meunier pour jouer au chat et à la souris, au risque de gentiment vous enfariner !
Pas même le tas de sciure d’une scierie voisine pour vous essayer au trampoline…
Et c’est en vain que vous tendrez l’oreille pour percevoir le soyeux chuintement des courroies de cuir sur leurs poulies, ou même le halètement laborieux mais rassurant d’une battante couvrant l’aigu plus agressif de la lame mordant le bois.
L’atelier d’un taillandier, un autre monde
Le seuil franchi et le premier moment de surprise passé, vous ne distinguerez guère que la faible lumière d’une ampoule perdue dans la poutraison, puis, tout au fond, le rougeoiement du foyer.
Alors seulement surgiront autour de vous les étranges silhouettes du matériel de forge installé là, couvert d’une fine pellicule noire et sale, omniprésente sur poutres, murs et sol de terre battue.
Lorsque le forgeron, enveloppé de son large tablier de cuir, ouvre la vanne d’admission d’eau sur la roue, c’est une succession de sensations insolites qui vous agressent : le bruit sourd et puissant des frappes du martinet, l’ébranlement des murs et du sol, les flambées soudaines et éblouissantes du foyer suivies du jaillissement des étincelles sur l’enclume. Enfin, vous assisterez au pire : la torture de l’outil plongé incandescent dans un bac de trempe à température ambiante… Imaginez ! Un nuage de vapeur s’élève au dessus du bain qui tremble, bulle et frissonne… autant que vous.
L’ultime phase se déroule dans une annexe où l’on entend pendant de longues minutes l’outil gémir et crisser, rongé sans pitié par la meule à aiguiser.
S’il vous reste un brin de curiosité, jetez un coup d’œil sur le passé.
Survol historique
Le monde grec et romain fantasme sur cet « antre de Vulcain » que Vénus, la gracieuse épouse de ce personnage maléfique, se gardait bien de fréquenter. On la comprend…
En des régions souterraines (les entrailles de l’Etna ?), le dieu du feu, des volcans et patron des forgerons, hirsute et barbu (boiteux de surcroît !) œuvrait à l’accomplissement d’une véritable métamorphose. D’une masse informe de fer chauffée au rouge, surgissait, par martelage, un outil robuste, parfois élégant, toujours fonctionnel !
Les forgerons d’Afrique, mi-artisans, mi-sorciers, cultivèrent cette singularité.
En Insulinde, une aura de crainte et de mystère entoure encore ceux d’entre eux qui, de connivence avec les dieux, forgent ces kriss malais damassés, armes blanches à l’efficacité meurtrière.
Les successeurs de Vulcain ne furent guère mieux lotis que lui, jusqu’à la « révolution industrielle » du Moyen Âge, qui mit à leur disposition un outil efficace, le « martinet » exploitant la force motrice de l’eau.
- Le dieu n’a plus nécessairement l’apparence d’un athlète !
- L’enclume et le marteau se réservent de savantes « finitions » et le forgeage des douilles recevant le manche d’outil.
L’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert nous décrit le martinet avec précision, de même que les soufflets de forge en bois et une autre invention géniale, la « trompe à eau » (ou trompe du Dauphiné), statique et écologique, l’une et l’autre de ces inventions destinées à entretenir la flamme du foyer de forge.
Avec l’arrivée de la vapeur, des marteaux-pilons, des presses et de l’électricité, le martinet, « préhistorique », grossier et brutal, aurait dû disparaître. Mais probablement pour ses coûts d’installation « modestes » et grâce à sa proximité avec les clients*, il survécut dans de nombreuses taillanderies jusqu’à la dernière guerre mondiale, fournissant les outils (coupants ou non) du monde rural, des forestiers, scieurs, menuisiers, agriculteurs, vignerons et autres jardiniers et jardinières de nos villages.
à leur tour, les clients se firent plus rares et les derniers d’entre eux furent peut-être les jeunes bûcherons des concours de foires et fêtes de villages, soucieux de disposer d’un taillant de hache sans rival.
La tronçonneuse, outil presque universel, fit le reste… Les taillanderies s’effacèrent du paysage ou devinrent objets de curiosité dans quelques sites de mémoire. Certaines subsistent, en état de marche, propriétés d’associations, de communes ou de descendants tout proches des artisans que nous avons vu forger eux-mêmes leurs outils dans les années 1990.
Citons, dans notre région savoyarde, les taillanderies de Joseph Depigny à Seyssel (74), en état de marche (entretenue par la famille et soutenue par la mairie), ainsi que celle de Gaston Busillet à Marthod (73), rachetée par la commune et offrant aux visiteurs de remarquables démonstrations.
Nous n’encouragerons jamais assez ces familles ou ces institutions qui, soucieuses d’un patrimoine à l’incontestable authenticité, n’attendent pas que le savoir-faire se perde, que les bâtiments tombent en ruine et que leur restauration coûte des fortunes, pour le préserver et le valoriser…
* Qualité reconnue des produits finis et avantages du « sur mesure », et ce, malgré l’incroyable diversité d’outils que proposaient les anciens catalogues de sites industriels, tel celui des Forges d’Arvillard (73), E. Leborgne et Cie, toujours actives en 2021.
Témoignage du début XXe siècle
En ce soir du 25 Juillet 1909, au sortir des fonderies et taillanderies Gouvy de Dieulouard * (Meurthe et Moselle), un ouvrier remontait sa rue pour rejoindre le foyer familial, s’époumonant à répandre une nouvelle incroyable : » Blériot a traversé la Manche ! »
Il ne faisait qu’exprimer l’étonnement, la fierté et la vague d’enthousiasme qui le submergeaient, lui, son village, la France entière et le monde, en apprenant cet exploit stupéfiant qui ouvrait à l’humanité des perspectives insoupçonnées jusqu’alors !
En 1909, six ans après le premier vol maîtrisé de l’Histoire, ces « fous volants », banquiers, champions cyclistes, constructeurs de voitures ou amateurs de montgolfières, tentaient encore l’aventure et, pour beaucoup, se ruinaient en construisant des machines invraisemblables ou se tuaient en les arrachant du sol. L’Histoire n’a retenu les noms que de l’infime minorité qui réussit à s’élever dans les airs… et à en redescendre sans trop de casse :
Wright, Santos-Dumont, Farman, Voisin, Caudron, Fabre (père de l’hydravion), Blériot…
À l’époque, les spectateurs se mettaient à plat ventre pour vérifier le miracle !
Aux pionniers succédèrent des figures de légende dans l’imaginaire des foules : Adrienne Bolland (traversée des Andes, 1921, elle a 26 ans), Mermoz, Saint-Exupéry. Lindbergh (traversée de l’Atlantique Nord en1927,
à 25 ans).
Toujours est-il que, soixante ans après Blériot (à cinq jours près), le LEM d’Armstrong et Aldrin se posait sur la Lune. Autre stupéfaction planétaire !
Mais revenons à Gouvy de Dieulouard :
L’homme, pourtant peu démonstratif, qui tout à l’heure lançait à la cantonade : « Blériot a traversé la Manche », était mon grand-père paternel. Il nous donnera, après un bref historique des forges et taillanderies de son village, quelques précisions sur l’exercice du métier au début du XXe siècle.
* Vallée de la Moselle, 20 km au Nord de Nancy, proche des aciéries de Pompey qui fournirent à Eiffel les poutrelles du pont sur le Douro en 1877, du viaduc de Garabit en 1884 et de sa Tour en 1887, puis l’acier spécial pour exploiter le gaz de Lacq en 1956.
L’histoire des Forges Gouvy (Ref.1)
Les forges créées en 1751 par Pierre-Joseph Gouvy (Photo 1) en Sarre française, sont « alimentées avec de la fonte et du charbon de bois, servies par des fours d’affinage et de raffinage suivis de quelques marteaux à eau, produisant acier et limes ». Progressivement, la fabrication d’outils d’agriculture se substituera à celle de l’acier.
Après la reddition de Napoléon III à Sedan et la proclamation de l’Empire allemand dans la Galerie des Glaces du Château de Versailles, l’Alsace et une partie de la Lorraine sont annexées par le vainqueur (jusqu’en 1918). Refusant la « germanisation », les frères Gouvy optent en 1872 pour la France, déménagent et installent une nouvelle usine à Dieulouard,
1 300 habitants, proche de la nouvelle frontière, village jusque-là presque exclusivement tourné vers l’agriculture et la viticulture.
Un ouvrier-taillandier lorrain en 1900
Gouvy embauche Jules Ruaux comme « ouvrier taillandier » en 1889. Il a 18 ans.
Avec un salaire de base de 3 fr.08, les ouvriers travaillaient 11 heures par jour, puis 10 heures à partir de 1904 (Réf 1). Ils assuraient nettement plus que les 52 heures par semaine de mes débuts de carrière (jusqu’en mai 1968) et, pour ceux qui les pratiquèrent, les 35 heures de 2002 !
Ma grand-mère reconnaissait, avec le sourire et sans la moindre amertume, « qu’en ce temps-là, les gens travaillaient dur (un honneur), exigeaient peu de l’existence, sinon les joies simples du foyer, et considéraient la modestie comme une vertu cardinale « …
L’électricité était arrivée au village, mais, sous son abat-jour de tôle émaillée blanche, une seule ampoule éclairait la cuisine. Suspendue à son fil torsadé et isolé par du coton, elle se réglait en hauteur au moyen d’une poulie de porcelaine et d’un contrepoids rempli de grenaille de plomb.
Médailles et diplômes attestent de la reconnaissance du travail bien fait :
- 1913 : Diplôme d’Honneur, par la Société Industrielle de l’Est
- 1923 : Médaille d’Honneur du Ministère du Commerce et de l’Industrie pour « ses bons et dévoués services au sein de l’Entreprise Gouvy » (34 ans)
- 1930 : Médaille d’Or de la Société Industrielle de l’Est pour 41 ans de services (Papier fort 67 x 49 cm. Illustration : « Stanislas visitant l’atelier et les ouvrages du sieur Lamour » à Nancy (Photo 2)
- 1937 : Médaille de Vermeil
- 1941 : Rappel de la Médaille de Vermeil, pour 50 années dans l’usine Gouvy !
Signé René Belin, secrétaire d’État au Travail
Les taillanderies artisanales savoyardes
Vues de l’extérieur, nos taillanderies savoyardes ne se distinguent guère de l’habitat environnant.
Elles masquent la roue hydraulique, le plus souvent à l’opposé (côté rivière) de la route d’accès. Seule la trompe à eau dénonce celles qui en sont équipées : Saint-Pierre-d’Albigny, Amancy, Taninges, d’autres peut-être. Aime cache soigneusement la sienne. Saint-Félix (l’Écluse) actionne sa forge avec un soufflet cuir mu par une roue hydraulique spécifique. Les autres taillanderies sont équipées de ventilateurs : Marthod, Mercury, Seyssel, Saint-Jorioz, Saint-Pierre-en-Faucigny, Saint-Félix (Rafour)… (Photo 3)
L’ouverture pratiquée dans le mur de la taillanderie permet le passage de l’arbre de roue hydraulique, mais aussi de l’air venant de l’extérieur. Le feu de forge n’a pas la vertu de réchauffer les lieux ou de réduire l’humidité ambiante !
Les braises d’un foyer au charbon toujours entretenues, la fumée, la poussière de charbon mélangée aux particules de métal…, une masse incandescente portée à haute température, dangereuse, perpétuellement rétive, contrainte et forcée, qu’on ne maîtrise qu’avec des pinces brutes d’ébauches, lourdes, déhanchées…, tout ce déchaînement « barbare » donc… pour un aboutissement patient, savant, souvent harmonieux des formes, que l’artisan, le magicien devrait-on dire, dose avec virtuosité, subtilité et brutalité.
Fascinant !
La condition du taillandier ne ressemble à aucune autre… jusqu’à cette demi-obscurité que lui impose la perception des nuances de couleurs de l’outil.*
* Jaune naissant (200°C), violet (275°C), rouge naissant (500°C), blanc (1250°C… et tous les intermédiaires.
La trempe, dans des conditions précises de température et adaptées à la qualité des aciers, demeurait du domaine réservé au maître, fruit de l’expérience paternelle ou de trouvailles personnelles, de même que le contenu des bacs de trempe :
Dieu seul sait quels étaient les liquides employés, pas toujours de l’eau pure !
L’un de nos scieurs, gamin à l’époque de cette anecdote, se faisait systématiquement exclure de la forge (il y venait récupérer les outils commandés par son père), lorsque le taillandier en était arrivé au stade de la trempe. Secrets de fabrication !
Les contrats d’apprentissage rédigés au XIXe siècle confirment par leur durée la complexité du métier. L’apprentissage se prolongeait 5 ans, parfois davantage, presque le double des autres :
« C’est en forgeant qu’on devient forgeron », avec la faim d’apprendre et un sens aigu de l’observation.
Chantal Somm, dans son étude (1998) de « La forge de Marthod » (Réf 2), laisse entendre que la pédagogie pratiquée dans une taillanderie n’avait rien de commun avec celle d’une salle de classe :
« La réussite ne suscite aucun commentaire, l’acte efficace est celui qui n’est pas réprimandé. »
Et de citer un témoin :
« Il (le maître de forge) n’expliquait rien, mais quand ça n’allait pas, faut voir comme ça gueulait. »
« Le coup de pied au cul » était admis et conseillé !
Le martinet
À l’origine conçu pour épurer le fer issu des bas-fourneaux, il était actionné par un arbre à cames latéral. Nous ne nous intéresserons qu’aux martinets dits « terminaux », de dimensions plus réduites, utilisés pour le forgeage d’outils manuels. Les cames de ces martinets agissent sur l’extrémité arrière.
Une taillanderie rassemble le plus souvent :
- Un ou plusieurs martinets comportant chacun (Photos 1 et 4) :
un manche (hêtre ou chêne), équipé d’une tête métallique, le marteau (à panne amovible),
une structure souvent imposante, dite « ordon », ancrée au sol et autorisant le mouvement de bascule du manche autour d’un pivot horizontal, tout en encaissant les réactions de la tête et les poussées des cames,
deux autres ancrages au sol :
la « chabotte », à panne amovible, avec une infrastructure capable d’encaisser, avec une certaine élasticité mais une grande inertie, les « assauts » répétés de la tête du martinet,
et une butée de rebond à l’arrière, pour accentuer l’effet de choc côté tête ; - un ou plusieurs bacs de trempe, à proximité immédiate de la forge,
- une forge avec autant de foyers que de martinets et équipée d’une source d’air alimentant les foyers, et provenant d’un soufflet ou d’un ventilateur ou d’une trompe à eau,
- une meule de grand diamètre (de 0, 80 à 1 m),
- plusieurs enclumes de forgeron sur billots de bois,
- une panoplie de marteaux et surtout de pinces à longues poignées (plusieurs dizaines) pour une préhension adaptée à la forme de l’objet et à la séquence de martelage.
Il est rare qu’un atelier de mécanicien ne voisine pas avec la forge, entraîné par une autre roue hydraulique.
Estampilles
L’estampille, marque en creux sur une zone non travaillante de l’outil, renvoie au taillandier ou à l’entreprise qui a fabriqué cet outil. Elle peut se compléter d’indications concernant qualité ou matière première. Faute de bien situer ses origines, nous nous contenterons de tenter le déchiffrage de ces « hiéroglyphes » de l’ère moderne, tantôt clairs comme l’eau de roche (il suffit de lire un nom ou des initiales), tantôt plus sibyllins…
Identité du fabricant
L’estampille a dû se révéler indispensable, un beau jour, pour l’imputation des malfaçons à qui de droit… Avec elle, un pays, une ville ou un artisan vont « se forger » une réputation auprès des clients :
- À l’étranger, la Suède avec son acier (et la pureté de son minerai de fer), l’Autriche et le tranchant de ses faux, l’Angleterre pour sa sidérurgie et Sheffield ses aciers,
- En France, Thiers et Nogent pour leur coutellerie, Saint-Étienne pour les armes… Des sociétés et des artisans se font un nom dans l’outillage et les instruments aratoires : Peugeot, Goldenberg, Bret (Photo 5), Coulaux, Talabot, Rival (Photo 6), Opinel, Laguiole et bien d’autres.
C’est grâce à l’estampille que deux générations qui se succèdent dans la même famille pourront marquer la filiation sans se confondre. De même, pour une fratrie qui se disperse et tente l’aventure en des lieux différents :
Le savoyard Opinel (Réf 3) de Cognin adopte une « Main couronnée » (toujours actif en 2021). (cf Photo 27)
Celui de St-Jean-de-Maurienne choisit la
» Croix de Savoie couronnée », et ceux du Plan du Roi, la « Palme étoilée ».
Idem pour Peugeot-Japy devenu Peugeot Frères (Lion (Photo 7) , Croissant de lune) et Peugeot Jackson devenu Peugeot & Cie (Éléphant, Écureuil, Cloche).
Malgré tout, la prudence reste de mise : dans un courrier de 1925, nous découvrirons un fabricant de brouettes et manches d’outils réclamant au taillandier fournisseur : « 12 picons semblables … et sans marque, si possible. »
Modeste commande, suivie d’une inévitable demande de rabais : « nous sommes de gros revendeurs » et d’un soupçon de chantage : « alors, nous vous en passerions davantage » (des commandes)…
Une imagination débordante !
Ces artisans ne sont pas en peine pour marquer leurs différences et font preuve d’imagination, parfois de fantaisie et, dans tous les cas, « d’un joli coup de crayon » !
Certains taillandiers se contentent de leurs initiales ou de leur nom, d’autres précisent le village.
La plupart témoignent d’un certain sens artistique et se révèlent capables d’élégantes stylisations tout comme, parfois, de prétentions désobligeantes pour la concurrence :
« L’Alpin coupe toujours » … contrairement à d’autres ! (Photo 8)
Les photos jointes mettent en évidence la variété des thèmes exploités :
- végétaux : rose, rameau, sapin, (Photo 9)
- animaux domestiques : coq (Photo 10) (gaulois, naturellement), lapin (assis ou détalant), cobaye (Photo 11) , bélier, cheval (Photo 24),
- animaux sauvages : lion, félin, ours (Photo12) , éléphant, zèbre (Photo 13)… et même serpents,
- oiseaux : cygne, colombe (avec rameau d’olivier !), aigle,
- objets divers : pistolet (Photo 14) , grenade, cimeterre, rasoir, serrure, coupe (verre à pied), clairon, montgolfières .(cf Photo 18) ,
- homme d’état, faucheur (Photo 15), tête de chinois (cf Photo 19),, main couronnée, main au flambeau, main serrant des épis, (Photo 16),
- montagne, éclairs, lune, étoiles (Photo 17)… et bien d’autres, sans doute !
Des choix parfois intriguent
- Certains semblent influencés, mais ce n’est qu’une hypothèse, par :
l’histoire de notre pays :
« Jeanne d’Arc sur son cheval » (La Pucelle d’Orléans, sous Charles VII), « Napoléon »,
une « Montgolfière » (Photo 18) (Gambetta au siège de Paris en 1870), le « Lion » (Résistance de Belfort en 1870 )
la période coloniale, qui entraîna un goût certain pour l’exotisme : animaux sauvages divers, tête de chinois (Photo 19)
la spécialisation ou les produits phares d’une marque : faux, limes entrecroisées (Photo 20), dagues - D’autres choix, eux, paraissent plus énigmatiques :
La « Main tenant trois épis » de Gouvy (cf Ph 16), le « Poisson » de Gantrod et Glardon (Vallorbe) (Ph 21), » l’Œil » (Ph 22) ou « l’Ours » (cf Ph 12) de Goldenberg (Réf 4), le « Croissant de lune » (Ph 23) ou la « Cloche » de Peugeot.
Pourquoi le « Cheval franchissant l’obstacle » de Pferd (Allemagne) (Ph 24), les « Serpents enlacés », le « Cobaye » (cf Ph 11), une « Lampe électrique à filament » (Ph 25), deux « cadenas » .* (Ph 26)
La « main bénissant » (3 doigts déployés) (Ph 27 – en bas) d’Opinel se réfère sans doute au blason de St-Jean-de-Maurienne. Or il existe des couteaux Opinel avec une main qui ne bénit plus selon la tradition
(5 doigts déployés) ! (Ph 27 – en haut)
Tout aussi curieuse, l’estampille « Moulin cavier » (Ph 28) de la manufacture de limes et râpes Moulin Deville (Chambon-Feugerolles, près Saint-Étienne, Loire). Elle étonne à plus d’un titre : un moulin à vent pour une taillanderie, dans une région de moulins à eau, et moulin cavier, à priori spécialité angevine !
Saluons au passage la virtuosité de l’artiste qui a ciselé de manière aussi évocatrice cette miniature de 15 par 12 mm. Il y en a de plus petites !
*Je serais très heureux de recevoir les lumières de lecteurs mieux informés en ce domaine. Ce n’est pas qu’une simple curiosité. Des logos connus sont souvent intimement liés à l’histoire des personnages auxquels on les identifie : Le « lys royal », « les chevrons » de Citroën, « le cheval cabré » de Ferrari, « le crocodile » de Lacoste … sans oublier « le trèfle à 4 feuilles » de Marcel Dassault !
Matériau, traitement et qualité
Moins fréquentes chez les artisans, ces indications apparaissent sur les outils d’entreprises capables d’offrir aux clients une gamme étoffée d’aciers et de traitements, adaptés à l’usage et… aux bourses.
Ainsi, chez Goldenberg (Réf 4), les lames de scies de « qualité spéciale « à l’abeille » et de « première qualité » « au cygne », deviennent de « qualité supérieure » avec « l’œil ». (cf Ph 22)
Les limes « au griffon » certifient un « acier supérieur », « l’ours »(cf Ph 13), un « acier fondu de première qualité » et « l’œil » un « acier fondu à garantie »…
L’estampille à « deux yeux » vous promet un « acier de Styrie », sans doute le summum !
Une certaine imprécision
Ces estampilles qui font bondir le zèbre de Talabot (cf Ph 13) , les félins de Rival
(cf Ph 6) et parader les coqs de Coulaux au clair de lune (Peugeot) (cf Ph 10) sous l’oeil inquisiteur de Goldenberg (cf Ph 22), satisfaisaient probablement les clients de l’époque, malgré leur indéniable flou artistique. Jolis logos, certes. Mais avec une « qualité spéciale », « première qualité », « qualité supérieure », nous sommes loin de nos normes européennes !
Reconnaissons-le, ces sociétés d’outillages, fondées au XIXe, n’ont sans doute disposé à l’origine que d’aciers de qualité incertaine*, s’améliorant progressivement avec les procédés Bessemer, puis Thomas (déphosphoration), les fours Martin permettant ensuite la fonte haute température de ferrailles triées.
C’est aux environs de 1930 ou 1935 qu’avec les ferro-alliages et l’avènement des fours électriques (atmosphère neutre), apparaissent ** les aciers alliés et, sur les outils, la mention « Acier au chrome » … (« Acier de Styrie », apparemment vendable, persiste, certifiant pourtant davantage son origine que sa composition !).
Quant aux taillandiers locaux, j’ignore en quels termes ils commandaient leur matière première. Mais l’un d’eux me précisait qu’à chaque réception il testait les deux extrémités des barres d’acier reçues pour s’assurer de leur homogénéité… En effet, soumis à rude épreuve, les outils du monde agricole ne tolèrent pas d’imperfections, et lorsqu’un utilisateur était déçu, il pestait d’abord sur « cet acier à ferrer les ânes », avant de mettre en cause le talent du forgeron !
* Encore que … Eiffel a choisi, pour sa tour, les aciéries de Pompey, très certainement avec des exigences de qualité ! Mais faute d’autres aciers à son époque, nous devons régulièrement la repeindre …
** en même temps que les normes AFNOR.
Remerciements
Ils sont adressés avec reconnaissance à toutes les bonnes volontés qui ont glané, tous azimuts, les outils porteurs de ces estampilles, et plus particulièrement Mmes M.Th. Mont-jovent et M. Deschamps, M.Rey de Flumet (tous trois de notre Association), ainsi que
M. Voisin et son fils, à Saint-Jorioz (74).
Remarque pour les illustrations : Avant photographie, l’estampille nécessite dépoussiérage et dégraissage *. Il faut ensuite extirper la saleté qui colmate le creux des figurines (sous loupe, avec une épingle et beaucoup de patience !).
Un Leica Reflex analogique avec bagues allonges et un éclairage rasant ont fait le reste.
L’émulsion « couleur du jour » utilisée (mais faite normalement pour les extérieurs) donne, avec la lumière électrique, la dominante orangée des photos.
* Un mélange efficace (M.Th.M), tout en dissolvant les saletés, préserve la patine de l’outil (à parts égales : huile de lin, essence de térébenthine, alcool à brûler).
Bibliographie
- « Gouvy. 1751-1951 » – Presses de Berger-Levrault Nancy 1951 – Meurthe et Moselle – Société Gouvy. Pour le bicentenaire de l’Entreprise.
- « La Forge de Marthod » – Chantal Somm Cahiers du Vieux Conflans – Savoie – Société des Amis du Vieux Conflans – Albertville – Bulletin annuel 1998 n° 159
- « Almanach des Pays de Savoie ». N° 1 Année 2000
- « Catalogue des outils Goldenberg 1927 » Jean-Cyrille Godefroy éditeur.
- « Revue d’Histoire de la Sidérurgie » – Tome 1 1960 Nancy Hôtel de Ville Meurthe et Moselle
- « La Grande Forge de Buffon » – Éditions La Grande Forge de Buffon – Côte-d’Or
- « Forge d’Aube » – Thierry Churin, E. Gautier Desvaux, Y. Lecherbonnier, B. Derivry – Association pour la mise en valeur de la Vieille Forge d’Aube, Mairie d’Aube – Orne
Quelques taillanderies visitables.
Liste non exhaustive. Chacun pourra compléter selon sa région et sa connaissance du patrimoine local.
- Marthod (Savoie)2 – Expo d’outils forgés dans l’ancien logement de l’artisan.
- Seyssel. (Hte -Savoie) – Ordon mécanique. Scierie à battante
- Nans-sous-Ste-Anne (Doubs) – Fabrique de faux
- Pont-Salomon (Hte-Loire) – Fabrique de faux créée au XIXe par le père de Jules Massenet.
- Comte (Alpes-Maritimes)5 – La Laouza. Martinet, trompe à eau. Huilerie (olives)
- Durfort (Tarn) – La Claverie. Ustensiles en cuivre. Roue hydraulique en granit. Trompe à eau
- La Bastide l’évêque (Aveyron) – La Ramonde
- Buffon (Côte-d’Or)6 – Forges, haut-fourneau (en pierres de taille) et amphithéâtre pour la coulée
- Aube (Orne)7 – Haut-fourneau, fours d’affinerie, martinet « latéral »
- Musées : Musée du Fer de Nancy et Musée du Saut du Tarn à St Juéry.
Hubert Ruaux
Association des Amis des moulins savoyards
hubert.ruaux@orange.fr
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