Un département fier de son patrimoine hydraulique
Après deux heures de marche et 700 mètres de dénivelé, le lac apparaît enfin, si calme au milieu des alpages. Difficile d’imaginer, en voyant cette eau claire où se reflètent les sommets alentours, qu’il s’agit d’une retenue artificielle qui alimente l’une des nombreuses centrales hydroélectriques de la Savoie, mais c’est pourtant le cas. Plus ou moins imposants, parfois à peine visibles, les aménagements hydrauliques, qu’il s’agisse d’un immense barrage ou d’un petit moulin, ont modifié les paysages de nos vallées. Exploités depuis des siècles par les populations, les torrents, qu’on appelle ici des nants, font partie intégrante de l’histoire de la Savoie. Il faut dire que le relief et l’abondance d’eau offrent des potentialités hydrauliques plus qu’attrayantes. Elles vont d’ailleurs contribuer au développement économique de ce territoire dès le début du XXe siècle, avec l’avènement de la Houille blanche et l’industrie qu’elle entraîne dans son sillage.
Vue du Lac de Roselend mis en eau en 1960 pour alimenter la centrale de la Bâthie via une galerie de plus de 12 kilomètres de longueur creusée dans la montagne. Cliché : JF.Laurenceau
Conscient que l’eau fait partie de son patrimoine au même titre que les châteaux ou les églises, le département de la Savoie a engagé en 2008 un inventaire du patrimoine hydraulique sur son territoire. Cet inventaire thématique, qui concerne à la fois l’eau comme force motrice et l’eau thermale, s’intéresse aussi bien aux sites en place qu’à ceux qui sont en ruine ou détruits. L’inventaire est mené par bassins-versants, en collaboration avec les acteurs du patrimoine de chaque secteur. Pour garantir la crédibilité scientifique de ce travail et l’intégration des résultats dans les bases informatiques officielles, le département de la Savoie a signé une convention avec la Région Auvergne-Rhône-Alpes qui détient la compétence de l’Inventaire Général du Patrimoine*.
Sur la piste du patrimoine hydraulique
L’inventaire du patrimoine hydraulique se déroule comme une enquête, en trois étapes. La première consiste à mener des recherches documentaires afin d’identifier à distance des sites hydrauliques et essayer de répondre à un certain nombre de questions : de quel type de site s’agit-il (moulin, forge, scierie, battoir, centrale, etc.) ? Quand a-t-il été construit ? Comment fonctionnait-il (roue horizontale, verticale, turbine, etc.) ? Qui sont ses propriétaires successifs ? Est-il toujours en activité ? Pour obtenir ces renseignements, l’étude cadastrale est une excellente base de travail, d’autant que la Savoie a la chance de posséder un cadastre datant du début du XVIIIe siècle, appelé la Mappe sarde. Consultable sur le site des Archives Départementales, elle permet de localiser très précisément les moulins en place à cette époque et de retrouver ces parcelles sur le cadastre actuel. Parallèlement, il est nécessaire de consulter d’autres fonds d’archives. Parmi les plus intéressants, il faut citer ceux de la Préfecture et du service des Ponts et Chaussées, dans lesquels on trouve de nombreux dossiers de réglementation qui contiennent des indications techniques mais aussi des plans d’une grande qualité esthétique. Les fonds notariés, les hypothèques, la presse ancienne et même les archives judiciaires sont d’autres sources d’informations précieuses pour retracer l’histoire d’un moulin.
Plan accompagnant une demande de réglementation d’une scierie à La Léchère, vers 1865. Département de la Savoie, Archives départementales, 83 S 9.
La deuxième étape de l’inventaire se déroule sur le terrain. Elle permet de vérifier la localisation des sites repérés et de constater leur état actuel. Ce travail se fait en coopération avec des élus, des associations du patrimoine, mais aussi avec des particuliers passionnés par l’histoire de leur commune dont ils connaissent chaque recoin. Ces relais sont d’autant plus précieux que beaucoup de sites anciens se trouvent dans des secteurs isolés, difficiles d’accès, en zone forestière ou en montagne. Chaussures de randonnées, sac à dos, cartes et lampe frontale constituent l’équipement minimum pour ces journées parfois sportives. Une fois sur place, il faut faire des photographies et décrire les trois éléments qui caractérisent un site hydraulique : sa prise d’eau, sa dérivation et son bâtiment de production. Dans beaucoup de cas, les sites sont en ruine mais la lecture des vestiges peut apporter beaucoup d’informations. Les soubassements de murs et le type des meules utilisées, lorsqu’elles sont toujours en place, en révèlent parfois plus sur l’histoire d’un bâtiment qu’un moulin reconverti en logement.
Prise de note dans les vestiges d’un moulin. Cliché : S.Santon.
Sortie terrain en montagne. Cliché : P.Dubois.
La dernière étape de l’inventaire consiste à croiser les recherches documentaires et les observations du terrain pour rédiger une fiche de synthèse sur chaque site. Ces fiches d’inventaire, rédigées selon les normes de l’Inventaire Général du Patrimoine dans une application web prévue à cet effet, sont ensuite validées par le Service Régional de l’Inventaire puis exportées sur un site internet consultable par tous : www.patrimoine.rhonealpes.fr
Du petit moulin de montagne à la centrale de pointe
En dix ans, l’inventaire du patrimoine a couvert un peu plus de la moitié du territoire de la Savoie. Il a mis à jour plus de 900 sites hydrauliques géolocalisés et documentés. Parmi ces sites qui peuvent cumuler plusieurs activités, on compte plus de 400 moulins à farine, environ 250 scieries, 150 sites liés à la métallurgie (forge, martinet, fonderie), une centaine de sites industriels (usines diverses et centrales hydroélectriques) et une quarantaine de moulins à huile.
Bien qu’ils ne soient pas détaillés, ces quelques chiffres illustrent la diversité du patrimoine hydraulique de la Savoie, qui va du petit moulin à la roue en bois aux centrales hydroélectriques comptant parmi les plus puissantes de France, en passant par des usines aux productions variées (papeterie, textile, électrochimie, électrométallurgie, etc.). L’étude approfondie du patrimoine hydraulique révèle également une grande variété dans les typologies de prises d’eau et de dérivations qui existent en Savoie.
Le canal d’amenée de la scierie à grand cadre de Bellecombe taillé dans des troncs, un des nombreux exemples de dérivations que l’on trouve dans le département. Cliché : C. Bérelle.
Sur la totalité des sites inventoriés à ce jour, un peu plus de la moitié sont détruits ou en ruine. Les autres ont été reconvertis en logements ou pour d’autres fonctions. Certains sont toujours en activité comme le Moulin à huile Morand à Arith, le Moulin à farine Ainoz à Crest-Voland ou le Moulin de Villard-Léger qui est le dernier à avoir été remis en fonctionnement l’année dernière. Selon les cas, le département peut accompagner des projets de restauration via une subvention dédiée au patrimoine rural non protégé.
Le Moulin et la scierie des Avanchers-Valmorel avant sa restauration. Ce projet a bénéficié d’une subvention du département. Cliché : O. Gaboriau.
De bassin-versant en bassin-versant, l’inventaire du patrimoine hydraulique se poursuit. La tâche est ardue et il reste un vaste territoire à explorer, mais l’objectif du département est d’achever ce travail qui améliore la compréhension de son histoire et de son présent. Car en Savoie, l’hydraulique n’appartient pas qu’au passé. Actuellement, une dizaine de centrales sont en projet dans le département… de futurs objets d’étude pour l’inventaire du patrimoine hydraulique en perspective.
* L’Inventaire Général du Patrimoine culturel est un service national créé en 1964 à l’initiative d’André Malraux et d’André Chastel. Sa mission est de « recenser, étudier et faire connaître les éléments du patrimoine qui présentent un intérêt culturel, historique ou scientifique ». C’est une compétence obligatoire des régions depuis 2004.
Clara Bérelle
Chargée de mission Inventaire du patrimoine hydraulique, Conservation du patrimoine, département de la Savoie
Paru dans le Monde des Moulins n°67 de janvier 2019
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