Les démolitions de barrages, de seuils et de moulins sont aujourd’hui devenues choses courantes, conformément au souhait exprimé par le Plan d’Actions pour la Restauration de la Continuité Écologique (PARCE), mis en place en 2010 par la Direction de l’Eau et de la Biodiversité du ministère de l’Écologie.
Ici et là, en conséquence, les services de police de l’eau sont incités à constater l’état de ruine de moulins anciens, à retirer les autorisations souvent délivrées au XIXe siècle afin d’en règlementer l’usage, etc.
Mais il se pourrait bien qu’une décision très récemment rendue par le Conseil d’État, le 19 avril 2019, et qui est une sorte de « fusil à 3 coups », change la donne et contribue à sauver de nombreux moulins…
Les faits étaient les suivants : ayant récemment acquis un moulin situé en Côte-d’Or, le Moulin du Bœuf, les nouveaux propriétaires contactent le service de police de l’eau afin de s’assurer que les ouvrages bénéficient bien d’un « droit d’eau », et de prendre connaissance des obligations inhérentes à leur gestion.
Dès le lendemain de cette prise de contact, la DDT de la Côte-d’Or, qui est en pointe dans les démolitions d’ouvrages hydrauliques, dépêche sur site – hors la présence des propriétaires – un agent de l’ONEMA, avec pour mission, on ne peut plus claire, de constater l’état de ruine des ouvrages, ce qui est effectivement réalisé, en utilisant notamment les angles de vue les plus favorables à cette thèse…
Bref, un rapport totalement à charge et parfaitement scandaleux est dressé afin de pouvoir engager une procédure d’abrogation de droit d’eau.
Puis deux ans s’écoulent, sans aucun contact de l’administration envers les propriétaires du moulin… jusqu’à cette lettre du service de police de l’eau DDT annonçant une visite sur site en décembre 2012, sans plus de précision.
En fait – un document du service police de l’eau de la DDT de la Côte-d’Or, récupéré fortuitement, l’établira un peu plus tard – le but de cette visite était bien entendu de confirmer aux propriétaires que leur ouvrage était à l’état de ruine, abandonné, et qu’une abrogation de leur droit d’eau serait dès lors adoptée afin de rétablir la continuité écologique sur ce cours d’eau, la Seine, fraîchement classée en liste 1 au titre de l’article L 214-17 du Code de l’Environnement.
Bien malheureusement pour l’administration, les propriétaires du Moulin du Bœuf ne s’en laissent pas compter, et ils se font épauler par plusieurs collègues propriétaires de moulins et conseils, et contestent cette appréciation.
À cet égard, ils indiquent notamment que, si effectivement plusieurs vannes en bois ont disparu par l’effet du temps et des crues, pour autant, après réalisation de quelques travaux limités (déblaiement du moulin, nettoyage de la végétation), les ouvrages essentiels à l’utilisation de l’énergie hydraulique subsistent pour l’essentiel, et permettent toujours d’utiliser l’énergie hydraulique.
Le moulin n’étant pas fondé en titre (il a été créé au début du XIXe siècle), le préfet ignore purement et simplement cette réponse, adopte un arrêté abrogeant l’autorisation administrative du XIXe siècle sur le fondement de l’article L 214-4 du Code de l’Environnement (qui permet au préfet d’abroger les autorisations délivrées au titre de la police de l’eau en cas d’abandon manifeste ou d’absence d’entretien des ouvrages), et indique aux propriétaires que la puissance de leur moulin – estimée à 49,2 kW – est parfaitement négligeable, notamment au regard des impératifs de rétablissement de la continuité écologique, qui, bien entendu, sont majeurs sur ce cours d’eau et sont bien supérieurs évidemment à l’intérêt que pourrait représenter la production d’hydroélectricité…
Un recours gracieux est formé contre cet arrêté, auquel les services du préfet de la Côte- d’Or font mine d’accorder une certaine importance… afin de mieux essayer d’endormir les propriétaires du moulin, puis un recours contentieux est engagé devant le Tribunal administratif de Dijon et la Cour administrative d’Appel de Lyon.
À chaque fois, ces recours sont rejetés, les juges administratifs considérant que les ouvrages seraient bien à l’état d’abandon (en dépit des travaux de remise en état engagés depuis, et notamment de la constatation par huissier de justice de ce qu’une roue hydraulique tourne à nouveau dans le moulin…), et que par ailleurs le rétablissement de la continuité écologique serait d’un intérêt bien supérieur au potentiel énergétique d’un petit moulin.
Loin de baisser les bras – et cette résistance doit être vivement saluée, tant elle n’est pas une évidence devant tant d’échecs successifs – les propriétaires du Moulin du Bœuf lancent une opération de Crowdfounding sur internet, pour financer le recours qu’ils envisagent d’introduire devant le Conseil d’ État.
Cette opération est un succès, et le pourvoi est effectivement déposé.
Au final, ces efforts et cette patience auront été récompensés puisque, par une décision du 11 avril 2019 – qui est publiée in extenso au Recueil des décisions du Conseil d’État et présente en conséquence la valeur d’une jurisprudence « de principe », c’est-à-dire qu’elle est très importante – le Conseil d’État a procédé à 3 affirmations majeures, qui doivent être appliquées par l’administration et ont vocation à être reprises par tous les juges administratifs.
Cette analyse, éclairée par les conclusions du rapporteur public devant le Conseil d’État, dont l’analyse exposée à l’audience était extrêmement documentée, est la suivante :
- 1° L’article L 211-1 du Code de l’environnement prévoit que, au titre des pouvoirs de police de l’eau, l’administration doit chercher à établir une gestion équilibrée de la ressource en eau, permettant de concilier notamment le respect et la préservation des milieux aquatiques, mais aussi la valorisation économique de la ressource en eau par la production d’hydroélectricité.
En conséquence, dans les décisions qu’il est amené à adopter en matière de police des eaux, le préfet doit apprécier et tenir compte du potentiel énergétique des moulins notamment, dont la puissance moyenne estimée à 50 kW ne permet certes pas de répondre seule au défi de la transition énergétique, mais présente une qualité essentielle liée à son facteur d’intermittence plus faible que le solaire ou l’éolien, et par ailleurs apporte une contribution à l’objectif de valorisation économique de l’eau, que le législateur n’a pas entendu réserver qu’à la seule grande hydraulique. - 2° Si l’article L 214-4 du Code de l’environnement permet effectivement au Préfet d’abroger les prescriptions et/ou règlement d’eau adoptés au titre de la police de l’eau en cas d’absence d’entretien ou d’abandon manifeste d’un ouvrage, cette absence d’entretien ou encore cet état d’abandon manifeste doivent être dûment établis par l’administration, et sont contrôlés par le juge administratif selon l’état existant sur le terrain à la date à laquelle la décision de justice est rendue, et non à la date à laquelle le préfet a statué (les travaux de remise en état qui ont pu être exécutés entretemps devant dès lors être pris en compte).
- 3° Enfin, et c’est sans doute l’apport majeur de cette décision, le Conseil d’État rappelle que les autorisations administratives délivrées avant 1919 et pour 150 kW au plus, qui ont conservé leur validité au-delà du 18 octobre 1994, présentent un caractère réel immobilier (comme les droits fondés en titre).
Le Conseil d’État considère dès lors que le préfet ne peut procéder à leur abrogation, si les ouvrages ne sont pas à l’état de ruine (auquel cas, comme pour un droit fondé en titre, le droit d’usage disparaît), sans indemnité, une telle hypothèse posant selon le rapporteur public un véritable problème de constitutionnalité.
Considérant dès lors que l’article L 214-4
du Code de l’Environnement ne peut s’appliquer qu’aux seules autorisations délivrées en matière de police de l’eau, et non aux autorisations délivrées avant 1919 et pour 150 kW au plus, en matière de police de l’énergie, le Conseil d’État indique que, même si le préfet peut abroger l’arrêté préfectoral ancien et donc règlementation adoptée au titre de la police de l’eau, en cas d’absence d’entretien ou d’abandon des ouvrages, pour autant il ne peut abroger le droit d’utiliser l’énergie hydraulique conféré par cet arrêté ancien, le droit d’usage de l’eau demeurant au regard de la police de l’énergie (le régime de ces autorisations étant dès lors aligné sur celui des droits fondés en titre).
En conséquence de cette analyse – qui est susceptible d’avoir des conséquences majeures, bien au-delà du seul cas du Moulin du Bœuf, il y sera revenu ci-après – et même s’il a formellement renvoyé le dossier devant la Cour administrative d’Appel de Lyon pour achever l’examen de cette affaire au fond, le Conseil d’État a dès lors considéré que :
- À la date de sa décision, l’eau s’écoulait dans les ouvrages du Moulin du Boeuf, et actionnait même une roue hydraulique remise en place pendant le cours de la procédure devant la Cour administrative d’Appel. Dans ces conditions, les conditions habituellement retenues pour la perte d’un droit fondé en titre n’étant pas remplies, la faculté d’utiliser l’énergie hydraulique persistant, le droit d’usage de l’eau accordé par l’arrêté préfectoral adopté au XIXe siècle n’a pas disparu, et les propriétaires du Moulin du Bœuf peuvent continuer à exploiter l’énergie hydraulique.
- Depuis les premières constatations de terrain réalisées par l’ONEMA, les propriétaires du Moulin du Bœuf ont dégagé l’emplacement des roues du moulin, coupé la végétation et remis en place une roue hydraulique, de sorte que les ouvrages sont désormais entretenus et ne sont plus abandonnés, le préfet ne pouvant plus dès lors engager la procédure d’abrogation d’autorisation prévue par l’article L 214-4 du Code de l’Environnement.
- Enfin, quand bien même la puissance du Moulin du Bœuf ne serait que de 49,2 kW, elle contribue à sa mesure aux objectifs de valorisation économique de la ressource en eau prévus par l’article L 211-1 du Code de l’environnement et aux objectifs de progression de la production d’énergie hydroélectrique en particulier, le préfet comme les juges administratifs ne pouvant en conséquence en ignorer le potentiel au seul motif qu’il conviendrait de préserver ou de restaurer la continuité écologique.
Sauf invraisemblable surprise désormais, le Moulin du Bœuf est donc sauvé… !
Au-delà de cet ouvrage, par ailleurs, une page nouvelle s’ouvre pour beaucoup d’autres moulins et petites usines hydrauliques, dont l’administration ne peut plus se contenter d’ignorer le potentiel énergétique au seul motif de la préservation ou du rétablissement de la continuité écologique : l’impératif d’usage équilibré de la ressource en eau s’applique à tous, et en toutes ces composantes.
De même, sur de nombreux ouvrages autorisés avant 1919 et pour 150 kW au plus, y compris lorsque le préfet a pu déjà abroger par le passé l’ordonnance royale, le décret présidentiel ou l’arrêté préfectoral qui en règlementait le fonctionnement, le droit d’usage de l’eau subsiste encore aujourd’hui, et dès lors il est encore possible d’utiliser l’énergie hydraulique.
Jean-François REMY
Avocat au Barreau de Nancy
Article paru dans le Monde des Moulins – N°69 – juillet 2019
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