1- La vie au MOULIN D’ESTAMPE à Unac vers 1920
Avant l’année 1920, et quelques années après, notre moulin d’Estampe sur le Caussou, affluent de l’Ariège, avait bonne clientèle. Les paysans d’autres communes portaient leurs grains à moudre. Nous aimions notre moulin, mais Mr Soulier en était le propriétaire. Quelquefois il le louait à un meunier de profession.
Mr Soulier habitait au moulin, ainsi que sa famille. Il possédait une solide charrette et un cheval franc de collier. Le collier du cheval, imposant, paraissait solide et lourd. Dans le haut il avait une forme conique recourbée vers l’arrière, là était accrochée une belle clochette en bronze, des grelots garnissaient l’armature du collier. De loin on écoutait l’arrivée et le départ du meunier. C’était le va-et-vient de sa profession. Puis un jour il quitte ce moulin et pour cause, le moulin ne nourrit plus son meunier. On sème de moins en moins, les fours se démolissent, et plus tard le pain bis qui sentait bon, sera remplacé par le pain blanc du boulanger. Donc, le principal meunier à demeure était le propriétaire du moulin. Chaque maison de ce temps là faisait son pain et il en fallait, surtout quand il y avait beaucoup d’enfants ; c’était le cas chez nous, et ailleurs…
Aquarelle de G.Tachon
Ma mère appelait notre voisin par son petit nom :
– Quand est-ce que tu pourras moudre mon grain Baptiste ?
– Eh bien ! Dans quatre jours, je le prendrai. La meule sera à point, et tu auras de la bonne farine.
Ce jour là, les sacs étaient chargés sur le charreton attelé au fier mulet prêt au départ. Homme méthodique, Mr Soulier allait dérouler les guides du collier et les nouait à la ridelle puis agrippait le bout du brancard pour se faire tirer. Sans commandement le mulet comprenait par habitude le départ, il démarrait avec énergie et tirait fort sur le chemin en pente. J’avais 3 ou 4 ans, ma mère m’emmenait.
L’entrée du moulin est en contrebas du chemin vicinal. Bâti sur quatre façades, il est solide entre le potager et le verger. On accède au verger par un escalier de huit marches en pierre accolées au mur du moulin. Le meunier déchargeant la charrette,
portait les sacs près de la meule, puis prélevait son dû. Cela fait, il vidait les sacs dans un grand entonnoir (la trémie). Il me tardait de savoir comment les choses allaient se passer. Ma mère me dit :
– Tu vas voir, il va prendre cet anneau pour tirer une barre.
– Nous sommes prêts, nous allons commencer, dit-il. En effet il tira la barre qui monta à 50 centimètres audessus du plancher ; la turbine et la meule démarrèrent doucement mais quelques secondes après, le tout tournait régulièrement. Je ne comprenais pas bien et j’étais fort inquiet, car sous le plancher, il y avait un bruit d’eau furieuse qui me donnait des frissons. La farine tombait dans un bac ; le meunier en prit dans sa grosse main, en palpa la douceur et la pesanteur. Ma mère fut invitée à faire comme lui.
– Tu as de la bonne farine, elle te plaît ?
– Oui, je pourrai faire du bon pain, elle est douce et blanche.
Il y avait deux meules au moulin, l’une était pour le froment, l’autre pour les grains moins riches. Il fallait moudre cinq sacs de 80 litres environ chaque. Lorsque il y avait un bon tas de farine dans le bac, le meunier prenait un sac, enroulait l’entrée dans un cerceau et le remplissait avec une pelle en bois à poignée courbe. Le sac était entre ma mère et lui; d’un commun accord, ils le levaient de 30 centimètres puis le laissaient retomber brusquement pour tasser la farine. Le ronronnement du moulin devenait monotone ; de ce temps ma mère tricotait, Mr Soulier s’absentait cinq à dix minutes, allait faire un tour au jardin, soignait ses volailles, mettait à ma disposition une douzaine de pommes à croquer. (Les pommes du voisin sont meilleures que celles de chez nous…). Donc, je m’ennuyais et je cherchais à trouver une attraction.
Photo J.C. Marquis
La curiosité me prit de descendre l’escalier en pierre, les marches inégales m’obligèrent à descendre sur les fesses. Tout de suite je me trouvais à l’abée de sortie de l’eau de la turbine, l’eau projetée avec force par les augets allait se jeter avec fracas contre le ruisseau et la rive gauche. Je remontais vite, j’allais voir la chute supérieure. L’eau coulait rapide dans un canal en bois pour entrer dans le moulin dont l’abée est couverte par le chemin vicinal. La chute comprenait deux canaux d’une longueur de 20 mètres. Tandis que la meule de froment tournait de gauche à droite, par déviation à la base la deuxième turbine tournait en sens inverse. La digue qui alimentait le moulin se trouvait à une centaine de mètres. L’ensemble de ce chefd’oeuvre, quoique rustique, était bien conçu, un chemin de hallage bordait le canal large de 50 centimètres.
2- Souvenirs : Joseph Garaud, dernier meunier d’AX-les-THERMES
Monsieur Joseph Garaud, un des derniers survivants de la meunerie, habitant Ax les Thermes, ville vieille, m’a parlé de son métier.
– Ah ! C’est vieux tout ça. Il y a bien longtemps que les moulins ne tournent plus. A Ax il y avait cinq moulins, plus un à Ascou, un à Orlu et un autre encore au pont de Perles. Je possédais deux chevaux, deux charrettes, une calèche et un fiacre. J’avais un valet pour faire les tournées. Souvent c’était pénible, il fallait monter la farine au grenier, remuer et porter les sacs.
– Combien preniez-vous de grain pour vous payer ?
– Nous avions droit à cinq litres par sac de 80 litres, il fallait trois quarts d’heure pour moudre 100 kilos.
– Mais dites-moi, entre nous, vous en preniez un peu plus ! Evasivement il leva sa main et eut un sourire qui me convainquit.
– Que faisiez-vous de ce grain ?
– On le portait à la grande minoterie de Tarascon. Je revenais avec 200 francs, un peu plus ou un peu moins. Nous élevions deux trois cochons que l’on vendait, plus deux pour nous.
– Ils devaient être gros et gras ?
– Oh ! Oui, ils pesaient de 180 à 200 kilos. Ils avaient un lard de 5 centimètres d’épaisseur. Pour notre cuisine le cochon était roi, on mangeait de bons haricots, et toujours le soir !
– Vous n’aviez pas mal à l’estomac ?
– Non jamais. Avant qu’il parte en tournée, ma femme faisait déjeuner le valet, elle ajoutait du jambon à des oeufs sur le plat.
– Patronne ?
– Oui.
– Je n’aime pas le jambon !
– Mais !! Faisait-elle.
– Eh ! Oui, je préfère le lard…
– Vous aviez une saison pour moudre ?
– Oui, les meules tournaient en hiver et au printemps. Puis venait la saison thermale, les chevaux servaient à promener les estivants soit à cheval soit en voiture.
– Les promenades étaient à Bonascre, boire de l’eau fraîche à la fontaine des clarines, aux forges d’Orlu, au col de Pailhères, au col du Pradel et au col du Chioula. En descendant vers Caussou depuis le Chioula, une visite à l’église d’Unac s’imposait, passage à Luzenac et retour à Ax. Pour cette dernière promenade je prenais la calèche.
– De tout temps les femmes ont eu leur coquetterie, elles portaient à cette époque de grands chapeaux retenus par un voile léger et long, qu’elles nouaient sous le menton, le reste flottait au vent. C’était gracieux.
– Donc, vous ne chômiez pas !
– A vrai dire non, mais il fallait être gentil et accepter toutes les demandes. Les hôtels aussi avaient leurs chevaux et leurs voitures.
– L’année dernière j’ai vendu mon cheval, c’était le dernier cheval axéen.
Et le dernier meunier, Monsieur Joseph Garaud mourut à 83 ans, le 25 mars 1972, emportant avec lui le souvenir d’une vie modeste et honnête.
Paul Lacaze – Article paru dans le Monde des Moulins – N°12 – avril 2005
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