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Bref rappel historique de la mise en place de la politique de continuité

L’Office National des Milieux aquatiques (ONEMA) a été créé en 2006 pour accompagner la mise en œuvre de la Loi sur l’Eau et les Milieux Aquatiques (la LEMA)1 qui transcrit la Directive Cadre Européenne sur l’Eau en droit français2. Un élément essentiel de cette loi est la politique de restauration de la continuité longitudinale sur les rivières, officiellement lancée la même année et reposant sur deux piliers :

  • Le premier est la continuité « sédimentaire », fondée sur le principe de la libre circulation amont-aval des sédiments, en particulier des sédiments grossiers dans les cours d’eau (par charriage des particules du fond).
  • Le second pilier est la continuité « écologique », un objectif fondé sur des mesures destinées à faciliter la remontée des poissons migrateurs.

Un classement des cours d’eau, réalisé au titre de l’article L 214-17 du Code de l’environnement, distingue deux listes :

  • la « liste 1 » regroupe les cours d’eau à fort enjeu patrimonial avec, d’une part un très grand nombre de petits cours d’eau à salmonidés situés à l’amont des bassins versants, d’autre part des cours d’eau où les espèces migratrices amphihalines (des espèces qui effectuent une partie de leur cycle de vie en mer, et une partie en rivière) sont complètement protégées (l’autorisation de nouveaux ouvrages est refusée s’ils constituent un obstacle à la continuité et les ouvrages existants sont soumis à des règles particulières pour leur renouvellement) ; la continuité sédimentaire n’est pas mentionnée.
  • la « liste 2 » concerne des cours d’eau sur lesquels la continuité écologique est à restaurer, tant pour la continuité sédimentaire que pour la circulation des poissons. Les ouvrages faisant obstacles doivent être gérés, entretenus et équipés, selon des règles fixées par l’administration et selon des modalités financières pouvant être fort coûteuses pour les propriétaires de moulins.

Les deux notions de « continuité sédimentaire » et de « continuité écologique » ne figuraient pas dans le texte principal de la Directive Cadre Européenne sur l’Eau (2000), mais dans son annexe V. La continuité longitudinale, considérée comme essentielle par le Ministère de la Transition Écologique (MTE) avant le vote de la Loi Climat (juin 2021), n’était donc pas une priorité de la Communauté Économique Européenne (CEE) ; elle est devenue prioritaire dans la LEMA (Loi 2006-1772). En fait, il est largement admis que la crainte de ne pas parvenir au bon état chimique écologique des masses d’eau en 2015 a conduit le Ministère et les Agences de l’Eau à mettre plutôt l’accent sur un des aspects de la restauration géomorphologique, à savoir la destruction (photogénique et médiatisée) des seuils, en affirmant avec force son caractère essentiel, avec le soutien appuyé des agents du Conseil Supérieur de la Pêche intégrés à l’ONEMA, d’associations de pêcheurs sportifs et de France Nature Environnement.

Une expertise réalisée dès 2003 par un bureau d’études pour l’Agence de l’Eau Loire-Bretagne a figé dans le marbre des acquis pourtant incertains2. Le rapport en question considérait pourtant qu’il n’était pas prudent d’assimiler les impacts des seuils à ceux des barrages, c’est-à-dire de mettre en avant le blocage de la charge de fond en arrière des seuils, mais c’est pourtant la conclusion pratique qui a été retenue au sujet de ces derniers. Dès 2010, l’ONEMA3 publiait un texte qui est devenu le socle de la politique actuelle en matière de transfert sédimentaire par les seuils : « La rivière est un flux continu de matériaux solides… L’obstacle peut entraîner un blocage du flux des sédiments et un déficit à l’aval déséquilibrant la dynamique du cours d’eau », avec érosion du lit, disparition des substrats favorables à la vie et à la reproduction des espèces ; même les ouvrages d’art étaient prétendument menacés (une réminiscence de l’effondrement du pont de Tours en 1978, suite à des abus d’extractions ?).

Les positions de l’ONEMA-OFB, qui a très rapidement mis le transit sédimentaire sur le même plan que la continuité écologique, méritent un examen. Il n’existe pas en France d’étude complète et critique dédiée à l’effet des seuils, ou « obstacles » selon la terminologie actuelle, au moment où la politique de restauration hydromorphologique est mise en pratique, à partir de 2011. Les approches existantes sont de nature surtout hydraulique (calcul de la profondeur de la fosse amont et de la fosse aval) et ne font pas de la dynamique des sédiments entrant dans la retenue, en transit et à l’aval, un point central. Il s’agit d’une politique environnementale lancée sur des bases faibles, voire contestables. Cependant, avec une prudence qui contraste avec la sévérité des actions menées depuis par l’ONEMA, les bénéfices de l’arasement étaient qualifiés de « potentiels » ; les formes et les temps de récupération des milieux étaient qualifiés de « très variables ». Ces points soulignent qu’il s’agissait en réalité d’un pari sur la réussite des actions à venir. D’un pari très assumé, car ni l’ONEMA, ni l’OFB et pas davantage les Agences de l’Eau, n’ont organisé le financement d’études scientifiques sur l’impact physique réel des seuils. En outre les retours d’expériences sont trop peu documentés. La prise en compte des lieux, des territoires et du patrimoine est absente.
Une politique nationale, normée et rigide, a ainsi été conçue sur des bases de données informatisées, loin de la complexité du réel.

L’impact des ouvrages transversaux (ou barrières) sur la continuité sédimentaire

Dès le début, l’objectif de l’ONEMA a été de préserver et de restaurer l’équilibre hydromorphologique et écologique de la rivière pour garantir l’alimentation, la reproduction et le refuge des espèces piscicoles ; le transport des éléments grossiers (taille supérieure ou égale à 0,2-0,5 mm) est en effet considéré comme un « contributeur essentiel pour l’atteinte du bon état écologique des cours d’eau ». Sur ce dernier principe est greffée la notion de
« transport suffisant », de manière sans doute à ne pas adopter une posture par trop radicale
– la restauration du transport naturel – qui aurait risqué d’être intenable. Un document de référence sur le « transport suffisant » cible le « rétablissement » de la continuité du transport des sédiments grossiers4. Comment savoir si le transport est suffisant (article L214-109 du Code de l’Environnement) ? Il est censé être évalué par référence au « bon déroulement du transport naturel des sédiments » (en général inconnu) et en fonction d’un certain « niveau d’ambition » (non défini). Une méthode logique aurait pu être de déduire le bon état et/ou le bon fonctionnement écologique des formes fluviales liées au processus de charriage. Le bon fonctionnement géomorphologique à l’aval de la retenue aurait signifié que le problème était résolu. Mais comment savoir si un fonctionnement écologique dégradé n’est pas attribuable à une autre cause que le transport des sédiments, par exemple à la mauvaise qualité de l’eau ?

Comment se déroule le transfert des sédiments ? Le point de vue théorique de la Direction Régionale de l’Environnement, de l’Aménagement et du Logement (DREAL) Centre (2013) est que :

  1. Le piégeage perdure en général jusqu’à ce que la retenue soit totalement atterrie ;
    c’est ensuite que la continuité sédimentaire est rétablie.
  2. Le degré de comblement dépend de processus passés et actuels.
  3. Les alluvions les plus grossières, piégées en amont de l’ouvrage, manquent à l’aval. Cela peut entraîner une érosion progressive du lit mineur et, dans le cas des rivières à graviers, un pavage du lit, ou la disparition à plus ou moins long terme, des alluvions en aval de l’ouvrage. La méthode préconisée pour juger de l’impact de seuils est basée sur des mesures faites de part et d’autre de la retenue. À l’amont, la zone de « référence naturelle » et, à l’aval, la zone « potentiellement impactée », doivent avoir les mêmes caractéristiques de granulométrie et d’habitat pour établir qu’il n’y a pas d’impact de la part du seuil. La mesure du transport solide dans la retenue n’est pas préconisée à ce stade.

L’étude de la DREAL emprunte à un manuel de référence en hydraulique qui fait état d’un constat d’expérience : « lorsque l’atterrissement de la retenue est terminé, les matériaux charriés ne restent pas bloqués malgré la contre-pente existant à l’amont du seuil et ils franchissent le seuil5 » :

  1. Dans la retenue, l’accumulation progresse de l’amont vers l’aval ; l’exhaussement est progressif ; les dépôts se poursuivent à l’amont de la zone de remous par un mécanisme d’exhaussement régressif.
  2. En général, les dépôts à l’amont du seuil sont parallèles à la ligne d’eau et n’arrivent pas jusqu’à la crête du seuil (il reste une dénivellation appelée « pelle »). « Contrairement à ce qui est souvent cru, la présence d’une pelle en amont d’un seuil n’empêche pas le passage du débit solide lorsque l’équilibre dynamique a été atteint, c’est-à-dire à long terme ».
  3. Un creusement en aval du seuil se produit tant que la retenue n’est pas pleine. Les matériaux prélevés dans la zone d’affouillement se déposent à l’aval immédiat sous forme de bancs latéraux ou d’îles.
  4. Une érosion progressive se développe sur plusieurs kilomètres pendant les premières années, tant que l’atterrissement amont n’est pas achevé. Ensuite elle devient négligeable, car les apports affluents et les matériaux prélevés sur le fond compensent le déficit. Notons que cet effet est rarement aussi important qu’il est dit ici.

Les premiers doutes

Les données publiées par l’ONEMA-OFB contiennent des plaidoyers qui insistent probablement trop sur l’argument que les seuils privent l’aval de sédiments qui lui seraient utiles. C’est le cas d’un ouvrage dont la partie « seuils et barrages » contient des passages contestables : caractère linéaire du remplissage de la retenue jusqu’au niveau du seuil avant le déversement de la charge ; quand la retenue est remplie, formation d’un remous solide régressif à l’amont ; oubli de la formation, par les crues, d’un vide à l’amont du seuil (si le vide existe ce serait dû à un comblement incomplet de la retenue), etc6. Un document montre qu’un seuil de la Leysse amont (Savoie) sert de niveau de base artificiel et induit une accumulation régressive sur une longue distance (en ne disant pas que le fonctionnement mentionné est très particulier, c’est-à-dire de type torrentiel à forte charge) ; telle photographie veut démontrer qu’un vieux seuil placé en travers de l’Ardèche a bloqué la charge depuis sa construction au milieu du XIXe siècle (ce que contredit une vérification).

Fig.1. Seuil Noé, Lagorce, Ibie

Fig.2. Eyrieux. seuil aux ollières

Nous avons eu l’occasion de présenter récemment des constats différents qui relèvent du bon sens et de l’observation du terrain. L’ONEMA-OFB ne souligne pas, ou le fait trop peu, que la durée conditionne l’importance de la rétention sédimentaire en amont d’un seuil. Or « Le volume de la charge de fond aujourd’hui stocké à l’amont d’un seuil ne doit pas être comparé au transit annuel ; il doit être comparé au transit total effectué sur la période pendant laquelle le transit de la rivière aménagée a été perturbé (entre 150 ans et plusieurs siècles) »7.

Sur une période qui s’étend déjà sur une vingtaine d’années, les affirmations de l’ONEMA et des études qui les ont précédées et suivies émanent de bureaux d’études et de services déconcentrés du Ministère, ou encore d’Agences de l’Eau. Les textes officiels sont des plaidoyers à charge et ne laissent aucune possibilité d’expression aux opinions divergentes (de sorte que ces dernières ne sont pas citées et n’existent pas). Il est alors rafraîchissant de se dresser sur la pointe des pieds, de regarder par-dessus le mur et de raconter ce que l’on a vu. C’est ce que nous avons fait et que pourraient aisément faire l’administration et les agences de l’eau.

Les leçons de recherches étrangères (États-Unis, Irlande, Belgique)

De manière générale, à partir du XVIIIe siècle et à l’imitation de l’Europe, les cours d’eau américains ont été affectés par la construction d’ouvrages hydrauliques au fil de l’eau, de moulins et d’usines. Le retour partiel à des rivières naturelles est à l’agenda depuis les années 1990, en réponse à une forte pression sociale. Un enjeu scientifique très récent est de comprendre de quelle façon l’écologie des cours d’eau répondra aux arasements de seuils réalisés et à venir ; en particulier, il s’agira de connaître les effets du relargage des sédiments, caillouteux surtout, qui formeront les substrats des rivières à continuité restaurée. Mais, pour satisfaire cet objectif, il convient de connaître la réalité des transferts sédimentaires à travers les retenues.

Dès 2010, S. Csiki et B.L. Rhoads ont été parmi les premiers chercheurs américains à s’être engagés dans une recherche concrète, simplement qualitative, portant sur les effets des seuils sur le transit sédimentaire8. L’étude de quatre seuils de l’Illinois leur a montré qu’ils ne provoquent pas de discontinuité majeure ; ces structures ne piègent pas assez de sédiments pour produire de forts déficits à l’aval ni un enfoncement du chenal. Les retenues piègent plus ou moins les sédiments fins dont la plupart circulent en suspension dans la masse d’eau et surtout le fond de retenue ne montre pas de variation nette du profil en long au fil du temps. S. Csiki et B.L. Rhoads en déduisent que la charge de fond et la charge en suspension passent par-dessus les seuils lors des crues, ce qui a permis, dans leur étude, de relativiser la crainte des relargages de sédiments, retenus à l’amont des seuils, lors des opérations d’effacement.

Dans le Delaware, au sud de New York, des petits seuils de moulins, construits au début du XIXe siècle, ont été étudiés par A.J. Pearson et J. Pizzuto9. Le quart du volume de la retenue du Barley Mill est remblayé, pas davantage ; comme le transit sédimentaire au niveau du moulin suffirait à remplir la retenue en seulement 17 ans (on est sur le piedmont des Appalaches qui fournit des galets), il est certain que le barrage laisse passer la charge de fond depuis près de 200 ans. Mais comment ?
La retenue possède un fond uniformément caillouteux ; une rampe de galets monte au niveau de la crête du barrage et assure le passage de la charge de fond grâce à la turbulence de crue ; enfin un fort banc caillouteux médian (ou latéral) est présent à l’aval du seuil ;
les matériaux qui le composent ne peuvent provenir que de la retenue étant donnés leur taille et leur volume. Lors des petites crues, les matériaux remplissent lentement la retenue creusée en forte crue. Les auteurs en concluent que les retenues des moulins se comportent comme de longs tronçons de rivières, plus profonds que la rivière naturelle, en aucun cas comme des réservoirs de barrages (comme on a pu l’entendre ou le lire en France).

Dans le Haut Connecticut, au nord-est de New York, Magilligan et ses collèges ont étudié, de manière quantitative, l’effet des crues sur le transport dans des retenues à l’amont de seuils âgés de 60 à 80 ans, en mesurant le déplacement de galets marqués par des émetteurs radio10. Sans surprise, la retenue prive l’aval de sédiments pendant la première phase de remplissage, puis adopte un régime normal :
la forte crue recreuse la retenue et force le passage du seuil par une rampe en galets. La retenue, une fois partiellement vidée, se remplit à nouveau et, pour une durée limitée, prive l’aval des sédiments grossiers jusqu’au cycle suivant. Les auteurs soulignent que ce régime intermittent est très similaire à celui du cours d’eau naturel et sans effet sur l’équilibre des formes du lit à l’aval, en particulier parce que la purge de la retenue est éphémère, celle-ci ne stockant pas plus que le cours d’eau naturel. Si la connectivité sédimentaire n’est pas altérée, l’empreinte écologique demeure cependant.

En Irlande du Sud, Casserly et al.11 obtiennent les mêmes types de résultats. Ils admettent que la retenue se remplit de galets jusqu’à atteindre une capacité de transfert « transitoire ».
Une autre étude leur a montré que le scénario était similaire pour les matières en suspension stockées dans les retenues (la vidange de la retenue par surverse prolonge le passage des fines venues de l’amont). Après la vidange des galets par surverse, la retenue se met en situation de « déconnection dynamique » temporaire12; en bref, le transport est moins fréquent entre la retenue et l’aval, mais il est plus intense quand il se produit.

Terminons cette revue bibliographique13 par la belle étude de nos collègues de Liège14 qui ont travaillé de manière similaire sur le Bock, une rivière ardennaise longue de 43 km, équipée de 74 seuils, nombre d’entre eux ayant des vannes bloquées ; ces seuils furent construits entre le XIVe et la fin du XIXe siècle. Aucun des seuils n’empêche le transit de la charge de fond grossière dont la plus grande partie franchit la crête des seuils. En effet les retenues ne sont remplies qu’à 25-50 % alors même que leur volume, rapporté au flux solide annuel, devrait les remplir en 12 ans, en moyenne. Les formes sont les mêmes que celles décrites par les auteurs précédents, mais l’étude du Bock précise que le surcreusement de crue se produit pour des épisodes de période de retour supérieure à 10 ans. L’ouverture des vannes facilite le transport des particules les plus grossières, qui sont en partie retenues à l’amont du seuil. Peeters et al. concluent de la manière suivante : « La connectivité est moins impactée qu’on le pensait initialement et augmente au fur et à mesure que les seuils abandonnés se dégradent. Cela doit être pris en compte dans les projets d’enlèvement des « barrières » ». Il est donc essentiel de placer les observations ponctuelles de terrain, faites par les techniciens, dans une cinétique incorporant un cycle complet de remplissage-vidange par surverse, car un arrêt sur image ne signifie rien.

Les méthodes développées par les pays étrangers, concernés par la question de la continuité sédimentaire, ne sont pas les mêmes que celles que les institutions françaises préconisent et font accepter sans discussion. L’hypothèse de base n’est pas celle du comblement progressif puis du transfert par-dessus le seuil. Elle est fondée sur plusieurs composantes :

  1. Le volume stockable dans une retenue doit être évalué par référence aux conditions passées et présentes du bassin versant, qui ont assuré et assurent encore le transport et le comblement de la retenue.
  2. Un transfert en forte crue est capable d’opérer le franchissement d’un seuil et de modeler les formes dans la retenue et à son aval, même si la retenue est incomplètement remplie suite à une crue antérieure.
  3. Les épisodes suivant une grande crue produisent un retour progressif à un comblement plus ou moins complet selon la durée et les débits de la période qui suit. Sur le plan méthodologique qui en découle, le travail consiste, non pas à comparer des placettes amont et aval, mais à mesurer la réalité du transport solide, en termes de longueur de transfert et de dimensions des particules.

Fig.3.

Pour résumer de façon simplifiée l’état des connaissances, la figure 3 représente les effets d’un seuil transversal, ancré dans les alluvions d’une rivière à charge de fond ; le seuil peut posséder, sur un côté ou en son centre, un vannage capable de faire transiter une partie de la charge de fond et de la suspension.

  • En (3-A), la retenue se remplit de sédiments grossiers qui progressent sous une faible profondeur d’eau, en régime hydrologique normal, et pendant les crues petites et moyennes ; le déversement d’eau, par-dessus le seuil et la chute, assure la dissipation de l’énergie et le creusement d’une fosse aval.
  • La fig.(3-B) montre les effets d’une forte crue. Elle modèle les dépôts de la retenue en leur donnant un caractère fluvial ; la turbulence maintient un creux amont ; une rampe de galets naturelle est édifiée contre le mur amont du seuil. Le banc aval, latéral ou médian, selon la configuration des lieux, poursuit sa construction jusqu’à atteindre une forme d’équilibre.
  • L’hydrologie consécutive à la crue (3-C) favorise le dépôt de petits galets et de sédiments fins dans la partie aval de la retenue. Ces dépôts sont qualifiés de temporaires car ils seront facilement mobilisés par la forte crue suivante.

Le vannage permet d’évacuer, pendant les crues, une partie de la charge solide retenue en arrière du seuil ; il est très utile qu’il soit fonctionnel. Le vannage ne modifie pas fondamentalement la séquence des processus qui mettent en jeu des gammes variées de débits liquides et solides dans divers types de cours d’eau.

Quelles orientations adopter ?

1. Mettre à jour les données techniques concernant les seuils

Les points suivants sont à considérer au cas par cas d’un point de vue géomorphologique et hydrodynamique :

  • L’écoulement torrentiel (forte pente, matériaux grossiers, flux sédimentaire important, remplissage complet de la retenue, accumulation régressive en amont de la zone de remous théorique), doit être distingué de l’écoulement fluviatile (pente faible, matériaux de la taille des petits galets et graviers, flux sédimentaire modéré à faible, présence d’une pelle à l’amont du seuil). Il existe une gamme de situations intermédiaires en fonction de la nature et de l’abondance de la charge, mais la problématique des seuils de notre pays est centrée sur le pôle fluviatile.
  • La comparaison de la charge grossière annuelle et du volume primitif de la retenue doit être réalisée pour juger valablement de la durée d’interception du flux sédimentaire. Sur les ouvrages vieux de plusieurs décennies (c’est-à-dire la quasi-totalité du parc), l’interception n’affecte pas (ou plus) le transit sédimentaire ; son effet dans la longue durée est en général négligeable,
  • Le remplissage sédimentaire d’une vieille retenue reflète souvent un transport autrefois plus important. Le faible transport actuel est en équilibre avec les conditions régnant dans le bassin versant qui sont en général la biostasie (stabilité liée à la présence de végétation),
  • La complexité et le caractère dynamique (donc temporaire), des formes fluviales construites par les fortes crues dans la retenue est à examiner. L’exhaussement des formes dans la retenue peut être dû à des débits modérés ; la forte crue les prend en charge et les fait transiter vers le seuil. Des particules de taille importante (par rapport aux entrants) peuvent circuler dans la retenue et franchir le seuil.
  • Une étude fine des formes présentes dans la zone de remous de la retenue devrait être riche d’enseignements sur les processus morphologiques en crue. Par exemple, la forme du creux amont, donnant la pelle, dépend de la séquence des débits antérieurs ;
    sa géométrie est donc variable,
  • Le banc à l’aval du seuil est construit par les matériaux issus du creusement de la fosse aval et des apports grossiers transitant par-dessus le seuil et/ou les vannes.
  • Une partie des particules est piégée, mais cela ne signifie pas que le tronçon à l’aval du seuil s’enfoncera forcément. La continuité sédimentaire existe sur la longue durée et c’est à cette échelle de temps qu’il faut juger du déficit sédimentaire. L’équilibre du bilan sédimentaire est rétabli, même en cas de seuils multiples.

2. Intégrer la science des rivières dans la gestion française des seuils de moulins

La politique de gestion des rivières affectées par la présence d’équipements hydrauliques a été fondée sur une connaissance insuffisante de leur fonctionnement. Un document provisoire, diffusé en juin 2021 par la Commission européenne15, présente des affirmations directement influencées par le groupe de chercheurs Adaptive Management of Barriers in European Rivers (AMBER), lequel n’a pas procédé à des travaux sur le fonctionnement, mais à une compilation de données nationales hétérogènes portant sur les effectifs des seuils ;
la bibliographie ne présente que des études à charge contre ces derniers. Dès le mois de mars 2021, une fédération d’Organisations Non Gouvernementales, Living Rivers Europe16, avait en main le texte, et soutenait sans réserve une mise en œuvre de la Directive Cadre Européenne sur l’eau (2000) sur ces bases partielles ; Interreg Europe (Union européenne) avait adopté une position similaire au mois de mai 2021. Ces documents ne sont pas scientifiquement à jour et mériteraient une discussion plus poussée avant validation.

Tant que la science qualifiée et critique se verra empêchée de s’exprimer et de convaincre, et ne disposera pas de financements publics, le Ministère de l’Environnement imposera sa politique d’éradication. C’est la confrontation d’intérêts divergents qui a conduit les parlementaires français à légiférer, dans le cadre de la Loi Climat, en faveur de la protection des sites de moulins. Il est temps que l’expression contradictoire de la connaissance prenne, à son tour, sa place dans la décision, et nous avons tenté de montrer que le retard conceptuel (ou le blocage plutôt), est important. Les gestionnaires des rivières peuvent prendre en compte les acquis de la recherche étrangère et faire évoluer leurs positions, ou choisir de faire confiance aux chercheurs hexagonaux et les solliciter. La démarche de la Direction des cours d’eau non navigables de Wallonie et l’aide du programme Life, octroyée par l’Union européenne, montrent ce qui est possible : atteindre l’excellence avec un minimum de moyens, quitte à bousculer des préjugés ; encore faut-il ne pas en avoir a priori. C’est une question de volonté, car les positions de l’OFB sur le transit sédimentaire ne sont plus tenables, sauf à considérer l’hypothèse que les cours d’eau français ne fonctionnent pas comme les autres, ce qui ne peut se concevoir. Ce principe devrait aussi s’imposer dans la définition de la stratégie 2030 de la Commission Européenne telle qu’elle est présentée par sa Direction Générale de l’Environnement (https://ec.europa.eu/environment/strategy/biodiversity-strategy-2030_fr). Les travaux dont le présent article fait état n’y sont pas mentionnés et l’approche sédimentaire est excessivement simplifiée.

En conclusion, sur les bases scientifiques présentées succinctement plus haut, la question de la continuité sédimentaire est à moduler en fonction de la nature du bassin, de la charge naturelle des rivières et de leur hydrologie, des caractéristiques géométriques des retenues, de leur comportement en crue, du type de seuil, enfin des dispositifs techniques à restaurer ou à créer. Cela posé, reste l’impact écologique des seuils dont le franchissement aval-amont est à considérer au cas par cas, en évitant autant que possible leur destruction systématique s’ils peuvent jouer un rôle économique ou social. L’adaptation des seuils au franchissement est importante et la Loi Climat votée en juin 2021 donne des réponses concrètes à ce sujet. Reste à convaincre les autorités et certaines organisations de défense de l’environnement qui, depuis de longues années, n’entendent pas remettre en question ou ajuster leurs certitudes.

Remerciements : Cet article reprend le contenu d’une intervention orale faite aux 8e Rencontres Techniques de la FDMF à Niort le 24 novembre 2021. L’auteur remercie les organisateurs de leur invitation. Il remercie aussi les relecteurs anonymes et M. François Petit, professeur émérite de géographie à l’Université de Liège, pour ses remarques constructives. Colette Véron pour la mise à disposition de photographies et Stéphane Gaillot pour la mise au net de la figure 3.

Notes :

1 L’ONEMA est devenu successivement l’Agence Française de la Biodiversité (AFB) en 2016, puis l’Office Français de la Biodiversité (0FB) en 2019 ; l’ONEMA est sous la tutelle du Ministère de la Transition Écologique et Solidaire depuis 2020 (le MTES est le nom actuel du
Ministère de l’Écologie).
2 Malavoi J.-R., 2003 : Stratégie d’intervention de l’Agence de l’Eau Loire-Bretagne sur les seuils en rivière. AREA, Agence de l’Eau Loire-Bretagne, 134 p.
3 ONEMA, 2010 : Pourquoi rétablir la continuité écologique des cours d’eau ? Paris, MEEDDM, 28 p.
4 Braud S., Alber A., 2013 : Impact des ouvrages transversaux sur la continuité sédimentaire des cours d’eau. DREAL Centre, 76 p.
5 Degoutte G., 2006 : Diagnostic, aménagement et gestion des rivières. Nouvelle édition en 2012. Paris, Lavoisier, 542 p. Notons à ce propos que l’ouvrage de G. Degoutte est très prudent quant à l’arasement des seuils. Il précise que tous les usages doivent être examinés,
que l’arasement devrait se faire à partir de l’aval du cours d’eau et pas l’inverse, etc…
6 Malavoi J.-R., Garnier C.C., Landon N., Recking A., Baran P., 2011 : Éléments de connaissance pour la gestion du transport solide en rivière. ONEMA, 216 p.
7 Bravard J.-P., 2020 : les seuils de moulins et leurs effets
hydrosédimentaires. In Bravard J.-P. & Lévêque Ch. (dir.) : La
Gestion écologique des rivières françaises. Regards de
scientifiques. Paris, Éd. L’Harmattan, p.139-155.
8 Csiki S., Rhoads B.L., 2014: Influence of four run-of-river dams on channel morphology and sediment characteristics in Illinois, USA. Geomorphology, 206, p. 215-229.
9 Pearson A.J., Pizzuto J., 2015: Bedload transport over run-of-river dams, Delaware, U.S.A. Geomorphology, 248, p. 382–395.
10 Magilligan F.J., Roberts M.O., Mackenzie M., Renshaw C.E., 2021: The impact of run-of-river dams on sediment longitudinal connectivity and downstream channel equilibrium. Geomorphology, 376, 107568.
11 Casserly et al., 2020: Impact of low-head dams on bedload transport rates in coarse-bedded streams. Science of the Total Environment, 716, 136908
12 Wohl E., 2019: Connectivity as an emergent property of geomorphic systems. Earth Surf. Process. Landforms, 44, p. 4–26.
13 Pour une recension plus complète (écologique) d’une partie des articles utillisés, on consultera avec profit le site d’Hydrauxois.
14 Peeters A., Houbrechts G., Hallot E., Van Campenhout J., Gob F., Petit F., 2020: Can coarse bedload pass through weirs? Geomorphology, 359, 107131.
15 European Commission, 2021: Guidance on the 2030 Biodiversity Strategy river restoration targets. Brussels, Publication Office of the European Union, Draft 9 June, 63 p.
16 Living Rivers Europe, 2021: Protecting and restoring river ecosystems to support biodiversity. Scoping paper on EU restoration targets for free- flowing rivers and freshwater ecosystems, WWF’s European network, the European Anglers Alliance, European Environmental
Bureau, European Rivers Network, Wetlands International Europe, The Nature Conservancy, 13 p.

Jean-Paul Bravard,
Professeur de géographie émérite, Université de Lyon

Paru dans le Monde des Moulins n°80 d’avril 2022
https://fdmf.fr/le-monde-des-moulins-n80-avril-2022/

Catégories : Environnement

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