Face au changement climatique, pour un ajustement prudent de la gestion de nos rivières
La suppression des seuils de moulins est la politique officielle poursuivie par l’Agence française de la biodiversité et les agences de l’eau, en vue de rétablir la continuité sédimentaire et écologique des cours d’eau, en particulier pour améliorer la qualité physique des rivières et faciliter la montée des migrateurs et les échanges faunistiques entre l’amont et l’aval. Cette politique suscite des oppositions de la part de propriétaires de moulins, de défenseurs du patrimoine et de collectivités soucieuses de préserver des usages sociaux. Cette politique a été assouplie par la loi Climat de 2021 qui reconnaît l’importance des chutes d’eau pour la micro-électricité, sous réserve de précautions telles que l’installation d’échelles à poissons. Un entretien de Mme Martine Valo avec Mme Florence Habetz, hydrologue, se termine par une charge contre le maintien des seuils et des retenues en rivière qui montrerait « qu’il y a des progrès à faire sur la compréhension du cycle de l’eau » (Le Monde du 11 octobre 2022). Laisser l’eau s’écouler serait « le meilleur moyen de sauver l’environnement » au nom du principe de continuité écologique ; « sinon les poissons ont le choix entre la prison et la mort ».
« La polémique sur la nécessaire continuité écologique hydrologique montre qu’il y a des progrès à faire sur la compréhension du cycle de l’eau : les gens ont l’impression qu’en l’arrêtant entre deux seuils où elle stagne et se réchauffe, ils la sauvent, mais c’est faux. La rivière peut apparaître à sec quand elle s’infiltre alors qu’elle s’écoule sous la surface, puis ressort plus loin. Laisser l’eau s’écouler est le meilleur moyen de sauver l’environnement. Sinon les poissons ont le choix entre la prison et la mort.
D’autre part, les retenues et les plans d’eau génèrent une forte évaporation et une augmentation des températures qui favorise des proliférations de cyanobactéries et de toxines. Un printemps peu nuageux favorise la présence d’algues, l’eau devient plus turbide, elle stocke alors encore plus la chaleur. Ces phénomènes appelés « blooms » se multiplient, on les observe notamment au Canada. C’est inquiétant, il en va de l’avenir de nos plans d’eau. » (F. Habetz, extrait de son interview dans Le Monde) |
On ne peut nier que l’eau se réchauffe entre les seuils et s’évapore, et que les épisodes de forte chaleur génèrent localement des efflorescences d’algues filamenteuses. Cette affirmation très catégorique ne saurait cependant s’appliquer partout.
Si l’on prend l’exemple du Vidourle (Gard) qui descend des Cévennes et se jette dans la Méditerranée, on est en présence d’un cours d’eau aux crues redoutables (les vidourlades) ; il connaît des assecs périodiques sur des tronçons à substrat calcaire. Les assecs s’aggravent ces dernières années mais le climat a toujours été source de difficultés et les riverains ont depuis des siècles compris ce type d’environnement. En 1995-1996, à la demande du Service d’étude des milieux aquatiques de la DIREN Languedoc-Roussillon et pour le Syndicat mixte de la vallée du Vidourle, une équipe universitaire et interdisciplinaire avait été montée pour répondre aux questions portant, pour ce qui nous concerne ici, sur l’état trophique de la rivière, l’intérêt des mesures préconisées pour réduire les développements d’algues en saison chaude ; l’objet était de formuler des recommandations quant à l’intérêt des seuils artificiels construits depuis le Moyen Âge. Nous avions formulé les recommandations suivantes qui furent validées : entretien des seuils, protection de la ripisylve, qui, si elle consomme de l’eau, prélève en revanche des nitrates dans le fleuve, régule les flux de nutriments, réduit le réchauffement des eaux et abrite des écosystèmes diversifiés ; il convenait aussi de maintenir les crues pour rajeunir les milieux, de réduire les entrées de polluants et de contrôler des volumes d’eau d’irrigation prélevés dans la nappe1.
Ces protocoles ont été mis en œuvre par le syndicat devenu l’établissement Public Territorial de Bassin Vidourle (EPTB Vidourle) et ils sont toujours en vigueur parce qu’ils ont fait leurs preuves. De nombreuses retenues ont été maintenues et d’autres, inutiles, ont été supprimées sur ce petit fleuve côtier et sur d’autres rivières à la demande de techniciens et d’élus du Languedoc. Ils considèrent en effet que les bienfaits des seuils l’emportent sur leurs inconvénients. La vallée compte plusieurs zones Natura 2000 en bonne santé. M. Serge Rouvière, directeur du Service technique et gestion du milieu naturel de l’EPTB, considère aujourd’hui que si le syndicat supprimait les seuils de Sommières où le débit d’étiage peut se réduire à 60 l/s, il y aurait perte de biodiversité, moindre adaptation à la sécheresse, compartimentage regrettable entre les tronçons en assec et en retenue. La nappe baisserait, ce qui affecterait peu l’alimentation en eau potable (délocalisée) mais davantage le potentiel d’irrigation. Sur le haut Vidourle, les seuils et retenues créent des réservoirs biologiques, stabilisent le lit et les berges en cas de crue. La suppression des seuils y ferait disparaître des espèces comme la truite, le barbeau méridional, l’écrevisse à pieds blancs, espèces qui se trouvent dans la mouille qui succède à chaque seuil et serait comblée en cas d’arasement des structures transversales.
Certes, la situation est difficile et s’aggrave avec le réchauffement en cours, mais il convient de travailler à une adaptation progressive du milieu existant. La politique de l’EPTB Vidourle est d’abaisser certains seuils, pas trop pour ne pas trop abaisser la nappe, de mobiliser les sédiments de manière partielle, de construire des passes à poissons de faible hauteur, de recréer des formes fluviales grâce à un transport solide contrôlé, de décolmater les substrats et des habitats naturels dans les biefs à seuil abaissé. L’objectif est que les biefs aient un faciès lotique (eau rapide), d’allure naturelle, au moment des écoulements de printemps, pour que les migrateurs y trouvent un milieu favorable. La remontée des espèces amphihalines – aloses et anguilles – est assurée jusqu’à Villetelle, et les travaux d’équipement en passes à poissons vont se poursuivre vers l’amont.
En somme, la meilleure gestion d’un cours d’eau méditerranéen de montagne et de plaine n’est pas la restauration radicale d’un soi-disant état naturel, qui provoquerait la mort assurée des espèces aquatiques et le déclin de la ripisylve, mais un ajustement prudent au changement climatique pour conserver le régime d’écoulement actuel et maintenir des « oasis de vie » bien vivantes. Ce n’est ni la « prison » ni la « mort » dans ces biefs, mais l’accompagnement de la biodiversité par un travail adapté aux réalités de la rivière et de ses tronçons. Chaque territoire de notre pays possède des caractéristiques données, une société et des formes d’humanisation particulières, éprouvées au fil des siècles. Une approche au cas par cas et non dogmatique est nécessaire, outre le fait qu’elle permet d’économiser les deniers publics, ce qui a son intérêt par les temps qui courent…
L’auteur remercie Monsieur Serge Rouvière de l’entretien téléphonique qu’il lui a accordé.
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