La première société par actions moderne est née au Bazacle, sur les bords de la Garonne au Moyen-Âge. Une thèse, qui vient d’être rééditée en anglais par l’Université de Yale, démontre que les meuniers toulousains ont inventé les bases du capitalisme.
Cette thèse, publiée par l’historien du droit Germain Sicard en 1952, était un peu tombée dans l’oubli, mais elle devrait avoir un retentissement international grâce à une réédition en anglais, publiée le 14 juillet dernier aux presses de l’Université de Yale. Soixante-trois ans après, cette thèse ressort du placard grâce à un professeur de la prestigieuse faculté américaine qui s’est passionné pour l’histoire des moulins de la Garonne.
Will Goetzmann est venu consulter les Archives Départementales et il est tombé sur le mémoire de Germain Sicard, qui prouve que c’est à Toulouse, au Moyen-Âge, que sont nées les premières sociétés par actions. Un sacré scoop pour la ville de Jean Tirole, notre prix Nobel d’économie !
Dans son mémoire de thèse, Germain Sicard démontre comment des structures totalement inédites se sont organisées au XIVe siècle pour gérer les moulins à blé installés sur le site du Bazacle, en bord de Garonne. Le fonctionnement de ces entreprises présentait déjà les principales caractéristiques d’une société par actions d’aujourd’hui. Des centaines de propriétaires, les “pariers”, qui pouvaient être des propriétaires de moulins mais aussi des particuliers, commerçants, banquiers, notables ou encore des institutions (établissements religieux, collèges) investissaient dans les moulins à blé en achetant des “uchaux” (actions). Des femmes, fait rare au Moyen-Âge, étaient aussi actionnaires. Tous les porteurs se partageaient les dividendes de cette activité lucrative, en reversant une petite partie, sorte de participation, aux employés. Ils se réunissaient chaque année en Conseil Général des actionnaires et élisaient leurs représentants. Assez vite, à la tête de cette organisation, apparurent des dirigeants élus, ancêtres de nos PDG. Dans sa thèse, Germain Sicard avance une date précise de la première société capitaliste répertoriée au monde : 1372, date de la création à Toulouse de “l’Honor del molis del Bazacle”, la Société des Moulins. La charte de fondation des Moulins du Bazacle est conservée, raconte l’économiste Sébastien Pouget*, aux Archives Départementales, où se trouvent encore de nombreux documents à étudier. L’Histoire de Toulouse est passionnante et recèle toujours de nouvelles surprises.
Tout d’abord, qui est Germain Sicard, l’auteur de la thèse qui vient d’être publiée en anglais par l’université de Yale ?
Germain Sicard** est un professeur de droit qui a travaillé sur les origines du capitalisme. Il est aujourd’hui âgé et vit toujours à Toulouse.
Comment se fait-il que 63 ans après, une université américaine s’intéresse à cette thèse ?
La version anglaise a été éditée à l’initiative d’un professeur de l’école de management de Yale, William Goetzmann, qui est un grand érudit de l’histoire du droit. Il avait eu vent de ce mémoire sur le capitalisme et était venu étudier
les Archives Départementales à Toulouse, où sont conservés 80 mètres linéaires d’archives sur les Moulins du Bazacle. C’est là que nous nous sommes rencontrés car je travaillais moi aussi, avec mon collègue David Le Bris, sur le sujet.
Est-ce que l’universitaire que vous êtes peut affirmer que le capitalisme est né à Toulouse ?
Dans un certain sens, oui, parce qu’au MoyenÂge, les Moulins du Bazacle étaient des sociétés dans lesquelles des actionnaires amenaient du capital, dans le but de recevoir des dividendes, en grain ou en argent. Ils apportaient du capital mais ne travaillaient pas eux-mêmes. L’exploitation des moulins était faite par des ouvriers. Par tâtonnements, petit à petit, ils ont introduit toutes les instances de gouvernance que nous retrouvons dans les sociétés par actions modernes : par exemple, les Assemblées Générales des actionnaires, l’élection d’un Conseil d’Administration, la nomination d’un responsable représentant les actionnaires.
D’un autre côté, l’histoire officielle fait remonter la création du capitalisme aux Compagnies des Indes…
C’est vrai aussi, mais cela s’est passé trois siècles plus tard, à Londres et à Amsterdam. On peut penser que les Toulousains ont jeté les bases du capitalisme, en s’inspirant sans doute de l’autogestion de Toulouse par les Capitouls, et d’une coutume propre au Sud de la France, le “paréage”, contrat de droit assurant l’égalité du partage des biens entre héritiers.
À quoi servaient les moulins en bord de Garonne ?
À partir du XIIe siècle, les Toulousains allaient y faire moudre leur blé, dans des meules actionnées par l’eau de la Garonne, et repartaient avec leur farine. 1/16e des recettes était gardé par les Moulins, 90 % du reste allait aux actionnaires et 10 % était reversé aux employés, comme une sorte de participation.
Aujourd’hui, le site appartient à EDF ?
Oui, les Moulins se sont mués en usine hydroélectrique en 1888 avant d’être nationalisés en 1946 et d’intégrer EDF.
Repères – La date : 1372 : Création des Moulins du Bazacle. La charte de cette société réunissant plusieurs propriétaires de moulins et des actionnaires est conservée aux Archives Départementales.
C’est un parchemin en latin et en occitan de 1 m de large sur 3 m de long.
(*) sébastien Pouget, professeur de finance, chercheur au Centre de Recherche en Management (CNRS, Université Toulouse 1 Capitole) Sébastien Pouget est un jeune professeur d’économie. Il dirige un master sur les marchés financiers et l’évaluation des risques à l’école d’économie de Toulouse (TSE). Il poursuit les travaux entrepris dans les années cinquante par un de ses prédécesseurs.
(**) germain sicard : Docteur en droit. Ancien pensionnaire de la Fondation Thiers. Agrégé des Facultés de Droit. Ancien Professeur à la Faculté de Droit d’Alger (19571960). Professeur émérite de l’Université de Toulouse I, Docteur Honoris Causa de l’Université de León (Espagne). Ancien président de l’Académie de Législation, Président honoraire de l’Académie des Sciences, Inscriptions et Belles Lettres de Toulouse, lauréat de l’Institut de France, auteur de plusieurs ouvrages d’histoire du Droit, d’histoire de l’Enseignement, d’histoire des idées politiques et religieuses.
Sylvie roux
Publié le 18/07/2015 dans la Dépêche du Midi
Article paru dans le Monde des Moulins – N°55 – janvier 2016
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