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Circulation des eaux, entretien du canal et passage sur les francs-bords

Note sur l’arrêt rendu par la Cour d’appel de Caen le 23 septembre 2004, “M. Amour c/ M. Lebrusque et a.”

A l’origine de cette affaire, se trouve le démembrement des abords du moulin de Melleville, dans le département de l’Eure, par une vente au début des années 70 des terrains situés en aval de ce moulin à la famille LEBRUSQUE. En pratique, deux terrains différents ont été vendus qui correspondent aux deux francs-bords du canal de fuite du moulin. Le moulin à rivière, quant à lui, a été transformé en maison d’habitation et plusieurs fois vendu pour arriver dans le patrimoine de la famille AMOUR en 1980. Occultant l’utilité originelle du canal de fuite, la famille LEBRUSQUE a laissé le canal de fuite se remplir progressivement de vases et végétations. Ont été également installés dans le canal, plusieurs débouchés de canalisations d’eaux usées. Dans ces conditions, vers la fin des années 90, le canal s’est complètement obstrué. Il est devenu incapable de remplir sa fonction première à savoir, assurer l’écoulement et l’évacuation du volume d’eau utilisé par le moulin. Après plusieurs démarches amiables menées vers la famille LE BRUSQUE, la famille AMOUR s’est tournée vers la justice en 1998 en assignant leurs voisins devant le Tribunal d’instance de BERNAY en vue d’obtenir l’autorisation de procéder au curage du canal.

Par un jugement du 4 juin 1999, ce Tribunal d’instance a débouté la famille AMOUR de leurs demandes. La juridiction a considéré, en effet, que l’existence d’une servitude de passage des eaux au profit du moulin n’était pas démontrée. En outre, les premiers juges ont considéré que le règlement d’eau du moulin, dont se prévalait la famille AMOUR pour exiger le maintien du canal dans son état initial, ne constituait pas une autorisation judiciaire ou administrative directement opposable à la famille LEBRUSQUE. Enfin, la juridiction a considéré qu’aucun envasement ou obstruction du canal n’avait été constaté. Le juge judiciaire s’est appuyé ici sur un constat d’huissier versé dans la procédure par la famille LEBRUSQUE.

La famille AMOUR a alors fait appel de la décision en développant notamment un nouveau moyen juridique tiré de la propriété nécessaire du canal de fuite. Selon eux, en effet, le canal de fuite constituait nécessairement l’accessoire du moulin et n’avait pas été intégré dans la vente des terrains situés en aval du moulin. La Cour d’appel de ROUEN confirma cependant le jugement de BERNAY par un arrêt du 27 février 2001. Pour l’essentiel, cette Cour d’appel a considéré que la décision du Tribunal d’instance était parfaitement régulière en tant que le canal n’était pas obstrué et qu’aucune servitude de passage des eaux ne pouvait être reconnue au profit de la famille AMOUR. Quant au nouveau moyen juridique soulevé devant elle, la Cour d’appel de ROUEN a considéré que la propriété du canal de fuite n’était pas rapportée. D’une part, l’acte d’achat du moulin mentionnait uniquement “la maison d’habitation (ancien moulin)”. D’autre part, les riverains du canal avaient acquis les terrains contigus du canal (1972) avant l’achat du moulin (1980). Par ailleurs, selon la Cour, le moulin était désaffecté depuis 1960 et transformé en maison d’habitation.

 La famille AMOUR s’est alors pourvue devant la Cour de cassation. Contre toute attente, par un arrêt du 27 novembre 2002 (Pourvoi n° Z-01- 11.112), la Haute Juridiction a cassé et annulé dans toutes ses dispositions l’arrêt rendu par la Cour d’appel de ROUEN. En effet, la Cour de cassation a considéré que “selon l’arrêt attaqué (Rouen, 27 février 2001), que M. Amour, propriétaire d’un moulin, a fait assigner les époux Lebrusque et M. Privault afin d’être autorisé à procéder au curage du canal traversant leurs propriétés et permettant l’évacuation des eaux s’écoulant depuis son moulin ; Attendu que pour le débouter de sa demande, l’arrêt retient qu’il ne peut invoquer la présomption légale de propriété des canaux d’amenée et de fuite, détruite par les termes du titre de ses auteurs ; Qu’en statuant ainsi, tout en relevant que l’acte du 6 juin 1980, par lequel les époux Amour, auteurs de Monsieur Amour, avaient acquis la propriété du moulin, ne comportait aucune mention relative aux biefs ou canaux d’amenée et d’évacuation des eaux, la cour d’appel a violé le texte susvisé (i.e. les dispositions de l’article 546 du code civil)”. En d’autres termes, la Cour de cassation a considéré, sur le fondement de l’article 546 du code civil, que, l’absence de mention du canal de fuite dans l’acte d’achat du moulin n’empêchait pas l’appartenance dudit canal au propriétaire du moulin. Cependant, la Cour a décidé de renvoyer l’affaire devant la Cour d’appel de CAEN pour examiner le détail des prétentions de la famille AMOUR. Devant cette Cour d’appel, la famille AMOUR demanda alors l’infirmation du jugement de BERNAY. Elle sollicita en outre la reconnaissance d’un droit d’eau fondé en titre de nature à repousser toute contestation sur l’existence d’une servitude de passage des eaux. Par ailleurs, elle demanda à la Cour de tirer les conséquences de la propriété du canal en admettant l’existence d’une obligation d’entretien du canal pesant sur la famille AMOUR et le bénéfice d’une servitude de passage sur les francs-bords en vue d’entretenir le canal de fuite. Enfin, la famille AMOUR demandait l’enlèvement des clôtures et embâcles installés en travers du canal.

Par un arrêt du 23 septembre 2004, la Cour d’appel de CAEN a répondu sur l’ensemble des revendications présentées devant elle. Elle a considéré tout d’abord que le canal de fuite appartenait bien à la famille AMOUR dès lors qu’il avait été creusé par la main de l’homme, pour l’usage exclusif de l’usine ou du moulin, et que la famille LEBRUSQUE ne rapportait aucun titre contraire (I). La Cour d’appel a reconnu également qu’il existait une servitude de passage des eaux au profit de la famille AMOUR (II). Enfin, la Cour a constaté qu’en sa qualité de propriétaire, M. AMOUR devait disposer d’une servitude de passage sur les francs bords du canal de fuite en vue d’entretenir et curer le canal (III).

I – Sur la propriété d’un canal usinier (de fuite ou d’amenée)

Aux termes de l’article 546 du code civil, “La propriété d’une chose, soit mobilière, soit immobilière, donne droit sur tout ce qu’elle produit, et sur ce qui s’y unit accessoirement, soit naturellement, soit artificiellement. Ce droit s’appelle droit d’accession.” De façon constante, la Cour de cassation a jugé que, lorsqu’elle concerne un moulin ou une usine hydraulique, cette présomption légale de propriété vise les canaux d’amenée et de fuite du moulin (voir notamment : Cass. 3è civ., 3 octobre 1969, Bull. civ. III, n° 621, p. 468 ; Cass. 3è civ., 5 janvier 1978, Bull. civ. III, n° 13, p. 10). Il s’en infère que, dans l’éventualité d’une vente séparée d’un moulin transformé en habitation et d’un terrain attenant, le canal de décharge séparant les deux fonds et creusé pour l’usage exclusif du moulin appartient en entier au propriétaire dudit moulin (Cass. civ. 3è, 13 mai 1980, Rev. dr. rural, 1981, p. 64). Par ailleurs, cette présomption de propriété n’est pas détruite, en faveur de l’un des riverains du canal, par la preuve de coupes d’herbes et de branches d’arbres, au dessus du canal ou sur ses francs bords, que ce riverain aurait exécuté pendant plus de trente ans (Cass. civ., 6 avril 1869, Veuve de Montailleur c/ Daguet, D.P. 1869). Cette solution est toutefois subordonnée à trois conditions : le canal doit avoir été creusé par la main de l’homme (Cass. 3è civ., 7 novembre 1975, Bull. civ. III, n° 325 ; Cass. 3è civ., 5 janvier 1978, Bull. civ. III, n° 13), pour le service exclusif de l’usine ou du moulin (Cass. 3è civ., 3 octobre 1969, Bull. civ. III, n° 621), et sans qu’aucun titre contraire ne vienne s’opposer à cette accession (Cass. civ. 27 janvier 1976, Bull. civ. III, n° 32). 

En l’occurrence, la première condition ne posait guère de difficulté ; ce qui n’était pas le cas des deux suivantes. S’agissant tout d’abord de la condition tenant au creusement du canal par la main de l’homme, la Cour d’appel a examiné l’ensemble des circonstances présentées devant elle. Elle a pu constater ainsi, à partir des planches cadastrales, que le canal présentait un caractère rectiligne. En outre, la nature humaine de cette construction ne faisait guère de doute au regard de son mode de construction, de ses dimensions ou encore de son caractère distinct du lit de la rivière. S’agissant de la condition tenant à l’usage exclusif du canal au profit de l’usinier, M. AMOUR avait notamment fait valoir que la dérivation ne servait à aucun autre moulin ou usine hydraulique. La Cour d’appel de CAEN s’est montrée sensible à cet argument. Selon elle, en  effet, même si le moulin ne remplit plus sa fonction première dès lors qu’il a été transformé en maison d’habitation, “il n’est pas contesté qu’initialement le canal a été établi pour le service exclusif du moulin et que (…) la présomption légale de propriété sur les accessoires d’un moulin s’applique même en l’absence de mention expresse dans les actes de propriété”. La troisième question juridique était plus difficile à aborder. En effet, quand bien même l’acte de propriété de la famille LEBRUSQUE ne mentionnait pas le canal de fuite, la Cour devait nécessairement s’interroger sur le bénéfice de la prescription trentenaire au profit de la famille LEBRUSQUE. Sur ce point, la motivation adoptée par la Cour est spécialement intéressante : à partir notamment des actes administratifs disponibles et de l’attestation d’existence du moulin avant la Révolution française, elle jugea que le moulin de Melleville était fondé en titre et qu’il avait toujours conservé ses ouvrages régulateurs et sa force motrice. Dès lors, même si les ouvrages régulateurs avaient été modifiées durant les années 60 en vue de transformer le moulin en installation aquacole, une telle modification “ne saurait constituer des actes non équivoques faisant disparaître l’affectation usinière du moulin ou le droit d’eau de celui-ci”. En effet, “la mise en chômage depuis les années 60 de l’usine hydraulique fondée en titre ne fait pas disparaître ce droit dès lors que la renonciation à un tel droit ne se déduit pas de la seule inaction de son titulaire et ne peut résulter que d’actes manifestant sans équivoque la volonté de renoncer”. Cette solution est parfaitement conforme à la jurisprudence de la Cour de cassation.

Ainsi, dans un arrêt du 1er avril 1992, la troisième chambre civile de la Cour de cassation a considéré que : “pour décider que ‘le moulin n’est plus fondé en titre’, l’arrêt retient que, depuis 1944, son entretien n’a pas été assuré d’une manière continue et qu’ainsi, depuis cette date, l’ouvrage est devenu impropre à sa destination, ce qui implique nécessairement une renonciation de la part des propriétaires successifs, au cours de cette période, à se prévaloir d’un fondement en titre du moulin ; Qu’en statuant ainsi, alors que la renonciation à un droit ne se déduit pas de la seule inaction de sontitulaire et ne peut résulter que d’actes  manifestant sans équivoque la volonté de renoncer, la cour d’appel n’a pas donné de base légale à sa décision de ce chef” (Cass. 3è civ., Pourvoi n° 90- 14066). Dans cet arrêt où il était question d’une mise en chômage d’un moulin pendant près de 50 ans, la Haute Juridiction a considéré que la mise en chômage d’une usine hydraulique fondée en titre ne fait pas disparaître ce droit dès lors “que la renonciation à un droit ne se déduit pas de la seule inaction de son titulaire et ne peut résulter que d’actes manifestant sans équivoque la volonté de renoncer”. Dans un arrêt plus récent du 11 février 1999 (“Dumas c/ Consorts Cellery”, req. n° 96-14.573), la Cour de cassation a recherché si le propriétaire du moulin fondé en titre avait, de façon expresse, renoncé à la force hydraulique ou à l’exploitation du moulin. La Cour y indique : “ayant par motifs propres et adaptés, relevé que les Consorts de la Cellery, fondés en titre, disposaient sur la rivière d’une prise d’eau qui, amenée par un bief puis une conduite forcée, agissait sur deux roues à aubes faisant naguère tourner un moulin et dont l’une faisait actuellement tourner un alternateur qui alimentait en électricité la chaudière de chauffage central de leur immeuble et ayant constaté que M. Dumas ne rapportait pas la preuve que pendant l’exploitation de leur porcherie qui n’était pas installée dans leur moulin, les consorts de la Cellery avaient renoncé à l’exploitation du moulin ou de la force hydraulique qu’il représentait, la cour d’appel a pu déduire de ses constatations que les consorts de la Cellery avaient conservé leur droit et étaient en conséquence recevables à agir”. Au total, l’aspect le plus novatoire de l’arrêt présentement commenté du 23 septembre 2004 réside certainement dans cette juxtaposition du droit d’eau “fondé en titre” attaché au moulin et de la propriété du canal. Ainsi, quand bien même le moulin a changé d’usage (aquacole, habitation, etc.), l’existence d’un droit d’eau fondé en titre ainsi que le maintien des ouvrages régulateurs et de la force motrice s’opposent à ce qu’un canal usinier – non mentionné dans un titre de propriété – soit approprié par les riverains dudit canal. Pour être tout à fait complet sur ces aspects, on insistera sur le fait qu’en principe, la propriété du canal doit être appréciée en tenant compte du plenissimum flumen : elle s’exerce
a priori jusqu’aux plus hautes eaux avant de déborder. Cette propriété s’exerce aussi “au-dessus” du canal : sauf division en volumes de la propriété (voie publique surplombant le canal, etc.), le propriétaire du canal est également propriétaire des ouvrages surjacents. Dans ces conditions, on ne sera pas étonné que la Cour d’appel de CAEN ait ordonné à la famille LEBRUSQUE “d’enlever tout ouvrage ou obstacle situé dans le canal ou en travers”. La Cour entendait répondre ainsi à la demande de la famille AMOUR portant sur l’enlèvement de la clôture et du grillage situés au-dessus du canal.

II – Sur la servitude de passage des eaux dans le canal usinier

Cette question présentait un intérêt important devant les premiers juges : si ceux-ci n’avait pas admis l’existence d’une propriété sur le canal, la famille AMOUR devait alors démontrer qu’elle était titulaire d’une servitude de passage des eaux dans le canal de fuite. Le Tribunal d’instance de BERNAY et la Cour d’appel de ROUEN ont adopté, sur ce point, une conception globalement semblable. En effet, elles ont considéré ensemble qu’à supposer établie la servitude de passage des eaux dans le canal,
Monsieur AMOUR ne justifiait pas que cette servitude doive porter sur un débit d’eau précis, correspondant aux limites de la consistance légale du droit d’eau.

Ces deux juridictions ont adopté cependant une conception relativement divergente sur l’existence d’une servitude de passage. D’un côté, le Tribunal d’instance de BERNAY a considéré qu’il n’existe pas plus de servitude discontinue (du fait de l’absence
de titre) que de servitude continue (en raison de l’absence d’usage continu du moulin depuis 1960 et de l’absence de servitude apparente ou visible). D’un autre côté, la Cour d’appel de ROUEN a considéré qu’il existe au profit de Monsieur AMOUR
“une servitude apparente et continue de passage d’eau avec un débit non précisé, s’exerçant par un ouvrage permanent, en l’espèce, le canal aménagé par la main de l’homme pour évacuer l’eau de la propriété actuelle de Monsieur AMOUR par les fonds servant”.

Dans son arrêt du 23 septembre 2004, la Cour d’appel de CAEN a choisi de suivre l’argumentation développée par la précédente Cour en tenant compte cependant des renseignements présentés devant elle. Elle a estimé, en effet, que la consistance légale du moulin , à laquelle la famille AMOUR entendait prétendre, n’était pas suffisamment établie par les autorisations administratives (qui remontaient toutes au XIXème siècle). Dans ces conditions, la famille AMOUR ne pouvait pas considérer que le débit attaché à la consistance légale du moulin “constituait une prescription et qu’était née une servitude de passage d’eau” correspondant au volume fixé par la consistance légale.

En droit, une telle décision n’est guère surprenante pour deux raisons. D’une part, on pourra observer que le lien entre “servitude de passage des eaux” et “droit d’eau” n’a pas été détruit : c’est uniquement en raison de l’absence d’indications administratives sur la consistance légale que la Cour d’appel a repoussé la fixation d’une servitude de passage des eaux pour le volume de la consistance légale. D’autre part, le juge judiciaire a tenu compte du fait que la recherche de la consistance
légale des usines fondées en titre incombe principalement à l’administration et les contestations susceptibles de s’élever sur ce plan, reviennent au juge administratif (CE 12 janvier 1983, Société Chocolaterie de l’Essonne, req. n° 14-937 ; CAA Bordeaux, 30 mars 2000, M. Gérard Escot, req. n° 97BX00181 ; RJE 2000- 4, p. 632, note Jacques Sironneau ; CAA Bordeaux, 17 février 2000, Ministre de l’Aménagement du Territoire et de l’Environnement, req. n° 96BX00920 ; RJE 2000-4, p. 632, note Jacques Sironneau CE 10 février 1997, M. Julien, req. n° 129748, 129908 ; CE 7 décembre 1998, SARL Centrale Mazarin, req. n° 158739 ; CJEG Juillet 1999, p. 286). 

En définitive, la Cour d’appel de CAEN n’a pas refusé de lier le droit d’eau fondé en titre et l’existence d’une servitude de passage des eaux. En effet, quand bien même la consistance légale n’était pas suffisamment fixée, la Cour a jugé qu’il “existe
seulement une servitude de passage avec un débit non précisé”. Une telle considération laisse donc le champ libre à une détermination administrative de la servitude de passage des eaux par le biais d’une fixation de la consistance légale. Un autre aspect important de la décision du 23 septembre 2004 concerne la servitude de passage sur les francs-bords des canaux usiniers .

III – Sur la servitude de passage sur les francs bords d’un canal

Ce n’est pas l’aspect le moins intéressant de l’arrêt ici commenté, que de lier la servitude de passage sur les francs bords d’un canal avec l’obligation d’entretien dudit canal à la charge de l’usinier. Rappelons ici les termes de ces deux charges, la première pesant sur les propriétaires adjacents d’un canal et la seconde pesant sur l’usinier.

S’agissant tout d’abord de la servitude de passage sur les francs-bords, il ressort d’une jurisprudence établie qu’à tout le moins, en dépit de l’existence possible de titres de propriété des riverains sur les francs bords, il existe au profit des usiniers et propriétaires de moulin une servitude de dépôt des matériaux extraits du bief sur les francs bords (Cour de Bordeaux, 23 janvier 1828 cité dans DALLOZ, Répertoire de législation, de doct. et de jurisp., T. 38, Ed. 1857, p. 212) et une servitude d’entretien ; laquelle figure dans de nombreux usages locaux. Cette servitude, dite “de francsbords”, qui ne profite qu’à l’usinier ou ses ayants-droits, peut être combattue par l’existence d’opérations d’entretien effectuées par le riverain pendant
une durée de 30 ans (Cass. civ., 6 avril 1869, “Montailleur”, D.P. 1869, I, p. 515).

S’agissant par ailleurs de l’obligation d’entretien, il faut rappeler qu’aux termes de l’article L. 215-14 du code de l’environnement, anciennement codifié sous l’article 114 du code rural, “sans préjudice des articles 556 et 557 du code civil et des dispositions des chapitres Ier, II, IV, VI et VII du présent titre, le propriétaire riverain est tenu à un curage régulier pour rétablir le cours d’eau dans sa largeur et sa profondeur naturelles, à l’entretien de la rive par élagage et recépage de la
végétation arborée et à l’enlèvement des embâcles et débris, flottants ou non, afin de maintenir l’écoulement naturel des eaux, d’assurer la bonne tenue des berges et de préserver la faune et la flore dans le respect du bon fonctionnement des écosystèmes aquatiques”.

Cet article s’applique aux cours d’eau comme aux canaux de fuite et d’amenée des moulins. Toutefois, à leur dernier égard, la Cour de cassation attribue la charge d’entretien non pas à tous les propriétaires riverains mais au propriétaire du
moulin ou de l’usine hydraulique (Cass. civ., 31 mai 1905, Epoux Arène c/ De Villèle, D.P. 1905, p. 408 ; Cass. civ., 3 octobre 1969, Duvallet c/ Commune de Damville, Bull. civ. p. 468, n° 621). En l’occurrence, dès lors que la Cour d’appel de CAEN admettait l’entière propriété de la famille AMOUR sur le canal de fuite, elle devait donc examiner le moyen tiré des charges d’entretien du canal de fuite et servitudes afférentes.

Sur ces points, la Cour d’appel n’hésita guère longtemps. Selon elle, dès lors que M. AMOUR est le “propriétaire du canal de fuite, il doit disposer d’une servitude de passage sur les francs-bords du canal de fuite en vertu du droit d’eau attaché au
moulin”. La liaison entre la propriété et la charge d’entretien du canal est peu surprenante en droit puisqu’elle se fonde notamment sur les plus anciens principes du droit des biens. Il faut observer également que, dans son arrêt du 23 septembre 2004, la Cour d’appel a fait explicitement mention des dispositions susrappelées de l’article L. 215-14 du code de l’environnement ; ce qui conduit nécessairement à voir reconnaître, en l’occurrence de façon implicite, l’existence d’une obligation d’entretien des usiniers sur les canaux de fuite et d’amenée. En revanche, on ne peut manquer d’être surpris lorsque l’on observe la liaison ici entreprise entre la servitude de passage sur les francs-bords et le droit d’eau attaché au moulin. En effet, si la servitude
d’entretien s’applique ab initio, comme une obligation accessoire au droit de propriété, on peut s’interroger sur ce raisonnement qui consisterait à écarter l’obligation d’entretien des canaux lorsqu’aucun droit d’eau fondé en titre n’est invoqué.
En réalité, cette relation est parfaitement cohérente et une lecture originale de l’arrêt paraît devoir s’imposer : l’obligation d’entretien du canal et la servitude de francs-bords qui s’y attache est d’autant plus forte que le propriétaire du moulin dispose d’un droit à utiliser une certaine quantité d’eau pour actionner son moulin, ouvrages régulateurs compris. En pratique toutefois, la question se posait de savoir comment doit être interprétée cette servitude de passage sur les francs bords. La famille
AMOUR soutenait en effet que la largeur de cette servitude devait correspondre à la largeur nécessaire au passage d’engins sur les francs bords, soit quatre mètres.

La Cour refusa de suivre cette proposition. Elle considéra, en effet, à partir des indications fournies (largeur, longueur et profondeur du canal notamment) que la servitude de passage sur les francs-bords ne pouvait s’exercer qu’à pied et uniquement
pour vérifier l’entretien et le curage du canal. En revanche, la Cour suivit une partie de l’argumentaire présenté devant elle en considérant que la servitude de francs-bords s’oppose à ce que la famille LEBRUSQUE implante ou entreprenne des travaux susceptibles de “constituer une entrave permanente ou provisoire au droit de passage de M. AMOUR afin de vérifier l’entretien et le curage du canal de fuite”. Cette solution est évidemment conforme aux termes des deux premiers alinéas de l’article 701 du code civil selon lesquels “Le propriétaire du fonds débiteur de la servitude ne peut rien faire qui tende à en diminuer l’usage, ou à le rendre plus incommode. Ainsi, il ne peut changer l’état des lieux, ni transporter l’exercice de la servitude dans un endroit différent de celui où elle a été primitivement assignée.”

Sébastien LE BRIERO, avocat – Article paru dans le Monde des Moulins – N°12 – avril 2005

Catégories : Législation

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