Le site des Moulins de France
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Au péril du fleuve et des hommes

Les premières mentions de moulins sur le Rhône en Vivarais datent du XIIIe siècle et concernent Soyons et Bourg-Saint-Andéol. Dès la fin du XVe siècle, ils sont aussi attestés à Andance, Cornas, Tournon, Baix et Viviers. Tous siècles confondus et dans l’état actuel de la recherche, ce sont dix-huit villes ou villages riverains du Rhône vivarois qui ont, un jour ou l’autre, possédé un moulin-bateau (Ces moulins sont aussi dits « moulins à nef »).
Et pourtant, si ces moulins peuvent présenter une opportunité sur certains sites, leur exploitation n’est pas sans contrainte.

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Lit du Rhône à Soyons – « Le lit du Rhône à Soyons sur la carte de Grandvoinet XVIIIe siècle. AD 30 C 161. »

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Moulin de Cornas – « Le Moulin de Cornas sur la carte de Grandvoinet XVIIIe siècle. AD 07 C 147. »

Une alternative à l’absence de cours d’eau exploitables, mais pas seulement

Certaines villes comme Châteaubourg, Cornas, Soyons, Baix, La Voulte ou Rochemaure n’ont guère d’autre alternative pour moudre leur grain qu’un moulin sur le fleuve. À leurs abords, en effet, seuls quelques petits cours d’eau drainent un court versant, et encore de façon intermittente. Le moulin sur le Rhône, unique système de mouture, y a fréquemment le statut d’un moulin banal.
Ailleurs, c’est le caractère méditerranéen de certains torrents qui pousse à l’établissement de moulins sur le fleuve en complément parfois d’un équipement classique : à Viviers et au Teil, le Frayol et l’Escoutay sont à sec l’été, tumultueux en automne, et il est alors impossible d’y moudre. Le cas est un peu similaire à Tournon où les crues du Doux peuvent être redoutables.
Les affluents du Rhône ont aussi tendance à divaguer dans la partie aval de leur cours. Aux Granges, près de Valence, pas d’équipement sur le bas Mialan mais, au XVIIIe siècle, un moulin-bateau. Pas de moulin non plus à Beauchastel, sur le bas Eyrieux, qui divague dans sa plaine alluviale au gré des crues. L’apport sédimentaire est ici important, entravant même le bon écoulement du fleuve qui se divise en bras mouvants. Un moulin sur le Rhône n’y est mentionné que brièvement.
Ces moulins, bien que coûteux à édifier, peuvent être une source de revenus importants. Aussi complètent-ils un équipement classique à Bourg-Saint-Andéol. Le ruisseau de Tourne est tôt équipé de trois moulins mais, on l’a vu dès le XIIIe siècle, un moulin est construit sur le Rhône. Une charte de franchise confirme en 1598 la liberté qu’ont les habitants « comme par le passé et de tout temps d’établir des pigeonniers et fours à cuire le pain dans la ville et au dehors, des moulins mus par le vent ou par l’eau ». Dix ans plus tard, en 1608, une transaction précise les droits des habitants « de construire des moulins à blé à huile et à drap ainsi que des tanneries sur le Rhône, le ruisseau de Tourne et autres ruisseaux et rivières qui seraient sur leur territoire et moulins à vent ». De riches marchands habitent la ville. Au XVIIIe siècle, plusieurs d’entre eux s’associent pour construire des moulins sur le Rhône. On voit même certains membres de la noblesse posséder des parts de ces moulins.

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Moulin bateau – Juanelo Turriano, Vingt-et-un livres sur les constructions et les machines- Bibliothèque Nationale de Madrid

Une construction et un revenu fragiles

Les moulins vivarois, comme la plupart des moulins sur le Rhône, sont constitués de deux barques entre lesquelles une roue est mise en mouvement par le courant (Jacques Rossiaud, Cahiers de Mémoire d’Ardèche et Temps Présent, n°104, 2009. Ces moulins sont dits sur catamaran). Le mouvement de la roue est ensuite transmis aux meules sur la plus grande barque, la solidité de l’ensemble étant garantie par plusieurs poutres transversales reposant sur les deux barques. Ce type de construction est efficace, mais fragile face à un fleuve souvent hostile. Et ce, d’autant plus que le coût important des barques en fait prolonger l’emploi.

À Baix, leur état pitoyable est signalé plus d’une fois par les comptes consulaires :
« Premièrement dit que le premier jour dudit an 1590 estant la barque du moulin que la ville dudit Bays a en commun avec Monsieur de Gardon en la rivière du Rosnegastée et presque pourrie l’eau y entrant de tous coustés auraient ledit jour de l’advis dudit Sieur de Gardon et de Sébastien Charron aussi consul achepté de pain et de vain à la part de la commune pour donner à manger et boyre à ceux qui travaillaient à sourtir l’eau d’une des barques dudit moulin qui s’estait à raison que dessus enfoncée dans le Rosne ».
Le 23 du mois, une nouvelle barque est mise en place : la ville ne peut se passer de moudre son grain, les rentiers de leurs revenus, et plus accessoirement le meunier de son gagne-pain. Et pourtant, c’est une grosse dépense pour la communauté de la ville. Plus d’une fois, elle doit en effet emprunter la somme nécessaire à l’achat d’un moulin.
En effet en 1601 (ADA E dépôt 17 CC 5) :
« Dict avoir emprunte de Jehan Puy suivant la charge qui lui en aurait este donne par desliberation commune des habitants dudictBaysprinse en assembleegenerallediceulsfaict dans la maison commune dillec la somme de 400L pour employer a lachapt des barques du moulin banaretdudictBays et pour la nouvelle construction dicelluypauze ledict mollin sur la rivière deuRosne qui cestait rompu et enfonce a cause de la vieilhesse et pourriture des autres barques qui y estaient au paravant ».
En 1617 (ADA E dépôt 17 CC 6) , il faut changer la plus petite des deux barques dite fourestegue ; on emprunte encore : « Dit qu’aurait estédeslibéré en assemblée générale et politique des habitants dudit Bays d’emprumpter 200 livres pour employer à l’achapt d’une fourestegue pour le moulin… étant nécessaire et plus profitable d’en avoir une neuve. Le comptable avec Jean Beauthéac aussi consul et sieur Jean Leouzon seraient allès à Privas le 12e jour du mois de may pour (…) emprunter ladite (somme) de 200 livres ». En 1706, l’achat d’un nouveau moulin complet endette la ville de Baix pour plusieurs années (ADA E dépôt 17 CC 10) .
En 1720 (ADA E dépôt 17 CC 11), la ville rembourse toujours, par l’intermédiaire du rentier du moulin, Mme de Massilian, son seigneur, à qui la somme a été empruntée.

Au XVIIIe siècle, les abbesses de Soyons, ruinées par les Guerres de Religion et habitant désormais Valence, hésitent à faire construire le moulin qu’elles ont le droit d’avoir sur le Rhône à Soyons. Un document de 1773 (AD Drôme 23 H 7) fait un historique du droit des abbesses, de leurs hésitations puis de leur décision, devant le coût de construction, d’accenser le droit de faire construire un ou plusieurs moulins sur le Rhône plutôt que d’en construire un elles-mêmes.

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« Le lit du Rhône encombré d’îles en amont de Soyons. Un moulin bateau était au XVIe siècle attaché près du bac. » AD 07 C 147

Un milieu mouvant

Le Rhône, sous l’Ancien Régime, est en effet bien différent de celui que l’on connaît aujourd’hui, canalisé et calibré. Son lit est encore encombré de nombreuses îles évoluant au gré des crues et des étiages (illustration Soyons et Cassini). Le fleuve, à leur niveau, se divise en lônes ou brassières (différents bras), elles aussi mouvantes. Les moulins y sont souvent installés à l’abri des flots tumultueux du cours principal. C’est le cas en particulier à Soyons et Baix.
L’analyse des comptes consulaires de cette dernière ville, qui détient la moitié d’un moulin sur le fleuve, montre que les revenus n’en sont pas toujours ceux que l’on en attend. En effet, la vie d’un moulin-bateau dans sa brassière se révèle jalonnée de nombreux périls.
Le pire étant le gel qui est à l’origine du naufrage de plus d’un. Toutes les solutions sont alors envisagées, souvent en vain. En 1600 (ADA E dépôt 17 CC 5), on achète de grosses planches de chêne « pour mettre le lonc des barques dudit mollin pour abatre les glasses ».
Insuffisant, l’une des barques est « rompue ». En 1616, les consuls achètent du bois « pour faire feu pour faire fondre la glace qui était au pourtour de la barque » ; il faudra, cette année-là, emprunter pour changer la barque.
Il faut fréquemment déplacer le moulin à cause des basses eaux qui le mettent au chômage et risquent de l’« engraver » ou, au contraire, des inondations qui menacent de l’emporter. Les mois d’hiver semblent, à cet égard, particulièrement difficiles. En 1600, « avoir fallu remuer le mollin le jour 28e novembre pour ce que ne pouvaytmoldre au lieu ou il estait pour les basses eaux… Le 11 du mois de decembredict avoir faict remuer le mollin qui ne pouvaytmouldre au lieu ouestaita cause des basses eaux… Le 18 decembreaurayt fallu encore remuer le mollin qui ne pouvait plu moldre au lieu ou il estait ». En 1608, chômage, mais cette fois « parce que la grosseur du Rosne durait tant qu’on ne pouvait se servir dudit moulin ». En 1586, deux hommes sont envoyés « pour bien prendre garde audit molin à quauze que le Rosneestait fort gros et croissait toujours et qu’à menait grand batteaux et aultres boys dangereux à fer perdre le moulin si ce ne esté la force desdits hommes ».
Le moulin, malgré tout, s’enfonce cette année-là dans le fleuve.
Parfois, hommes et éléments se liguent contre le moulin. En 1616, c’est en octobre que le Moulin de Baix est emporté par la crue « a cause de l’inondation et débordement de la rivière de Rosne advenu mardi matin… s’estant le dit moulin destaché par la force desdites eaux lesdits consuls avec ledit rentier d’iceluy moulin et plusieurs habitants dudit Bays l’auront suivi avec bateaux lequel auront pu arrester en l’isle appelée de Ballaye au mandement de Roquemaure sur ladite rivière de Rosne ».Les représentants de Baix doivent abandonner le moulin pour la nuit, et quand ils reviennent le lendemain, « aulcuns du village d’Ancone seraient venus ravager prendsre et emporterles meubles et cordages dudit moulin mis au pillage ».

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Lit du Rhône à Ancône – « Les îles dans le lit du Rhône à Ancône. Carte de Cassini, XVIIIe siècle »

Les dangers qui menacent les moulins-bateaux ne sont en effet pas uniquement dus aux aléas naturels. Un moulin à nef est par essence mobile ; pendant les Guerres de Religion, plus d’un se fait réquisitionner et doit quitter son attache pour aller moudre pour les soldats du roi.
C’est le cas en 1536, alors que le roi et ses armées sont en Avignon, pour au moins deux moulins, l’un ordinairement attaché à Soyons, l’autre à Bourg-Saint-Andéol.
Un peu moins d’un siècle plus tard, c’est aussi le cas du Moulin de Granges-lès-Valence en 1628, réquisitionné quant à lui pour aller moudre devant La Voulte. Les registres consulaires de la ville nous apprennent en effet, à la date du 15 avril 1628, que « le malheur serait arrivé que le mollin de la présente ville se serait brûlé, et les circonvoisins tenus et occupés par les rebelles, si bien que pour le service des gens de guerre, Monseigneur aurait donné commandement au sieur de Marcilhac, qui commandait en la présente ville, d’aller prendre le mollin de Granges les Valence, appartenant au sieur de la Colombière, ce qu’aurait été fait… Plus tard le moulin de La Voulte aurait été réédifié et mis en état de moudre, le moulin du sieur de la Colombière fut remonté aux Granges au depens du pays (vers le 20 juin) (Notice sur la baronnie de La Voulte par A. Mazon, 1900, p.203) » .

La concurrence des usages

Et pourtant, ce ne sont ni les guerres, ni les événements climatiques qui ont signé la mort des moulins-bateaux.
De tout temps, l’exploitation des moulins sur le Rhône a été jugée dangereuse pour la circulation des bateaux sur le fleuve, alors principale voie de communication au sud de Lyon et siège de nombreux et fructueux péages. Les bateaux, à la descente et plus encore lors du halage à la remontée, se heurtent parfois aux obstacles mouvants et souvent imprévisibles que constituent les moulins à nef. Les comptes consulaires de Baix évoquent ainsi la destruction en 1758 d’un moulin par un train de radeaux ayant emprunté la brassière dans laquelle il était attaché (ADA E dépôt 17 BB5 1758).
« L’an 1759 et le dix neuvième du mois d’août après midi dans la chambre de la ville de la communauté du lieu de Baix le conseil politique assemblé en la manière accoutumée a été proposé par Mr Bouvier maire qu’à l’occasion des dommages causés faits au moulin de la communauté par un radeau que conduisait Mr. Abisset la communauté en forme la demande devant monseigneur l’intendant. Ce magistrat redit une première ordonnance du 11 septembre 1758 qui renvoya les parties à Mr de La Foret son subdélégué pour les entendre vérifier les faits et donner tout avis ce qui a été exécuté. Mais par une seconde ordonnance du 25 juin dernier il a déclaré ne pouvoir prendre cour ni juridiction des contestations sauf à elles de le pourvoir. A raison de ce devant les juges auxquels la connaissance en appartient sans néanmoins que les consuls puissent plaider au nom de la communauté qu’après en avoir obtenu la permission dudit Sg Intendant conformément au règlement, priant l’assemblée de délibérer sur quoi il a été unanimement délibéré qu’attendu que les dommages sont constants et avérés puisque le raccomodage de la barque a couté 350 livres et que le (…) n’a fait que palier au mal il a fallu en venir à la construction d’une barque neuve appelée forestaigue qui coute 700 livres dont pour ces deux dépanses ledit seigneur intendant a autorisé la communauté. Que ledit sieur Abisset a reconnu qu’il était personnellement responsable des dommages par la déclaration qu’il en a faite et que d’autre part la communauté est en état de prouver que jamais aucun radeau ne passe par la laune ou était placé le moulin à eau de la communauté, que le sieur Abisset fut même averti long temps avant de ne passer de ne pas passer par ladite laune qu’il écraserait infailliblement le moulin que tout cela ne fut pas capable de l’arrêter et qu’enfin par une imprudence aussi lourde que malicieuse, il n’est pas naturel que la communauté garde le silence dans une occasion aussi intéressante. Mr le maire et ses consuls sont chargés et priés de rapporter la présente délibération à MG l’intendant pour le supplier de permettre à la communauté de former les demandes en dommage contre ledit Abisset devant la juge de Baix ou le delict a été comis et a cet effet de plaider et emprunter la somme de 250 livres pour fournir aux frais et plus n’a été délibéré et se sont signer aux registre ceux qui ont seu le faire ».
C’est à cette concurrence des usages et aux attaques de l’administration des Ponts et Chaussées que les moulins sur le Rhône devront leur disparition, accusés qu’ils sont d’encombrer le fleuve.

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« Moulin quai Saint-Clair à Lyon peint par Aimé Roure, 1865. Château de Tournon »

Colette VÉRON

Paru dans Le Monde des Moulins 63 – janvier 2018

Catégories : Histoire

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