Le site des Moulins de France
ArabicBasqueBelarusianBulgarianCatalanChinese (Simplified)CzechDanishDutchEnglishFinnishFrenchGermanGreekHebrewHungarianItalianJapaneseLithuanianNorwegianPersianPolishPortugueseRomanianRussianSpanishSwedishTurkishUkrainian

Parmi les éoliennes de pompage de conception française, bien distinctes des éoliennes dites américaines, certains modèles sont pratiquement oubliés, alors qu’elles ont été répandues. L’histoire des éoliennes Dellon est particulièrement instructive, et leurs caractéristiques techniques sont étonnantes. Elles sont typiques de la région Occitanie.

Prosper Dellon (1829-1892), ingénieur des Ponts-et-Chaussées, originaire de Salles-d’Aude, près de Narbonne, en est le principal inventeur. Il s’agissait au départ, pour les pouvoirs publics, d’un programme d’aménagement du littoral méditerranéen, d’assainissement des marais et étangs, des « palus »
et lagunes. Les réclamations pour des travaux publics dans ces zones ont reçu en 1860 l’appui de Napoléon III, qui s’intéressait à ce genre de grandes opérations, comme en Sologne ou pour les Landes de Gascogne. Il était question d’hygiène, de santé publique, de paludisme/malaria, et de dessèchement des zones humides. Des capitalistes projetaient des spéculations d’importance, voire des polders hypothétiques, tandis que les villages cherchaient à préserver leurs roselières et pêcheries. Plus tard, ce sont les baigneurs de Palavas qui se plaindront des odeurs des marais côtiers.

Les ingénieurs des Ponts-et-Chaussées, Jean-Philippe Regy, Adolphe Duponchel, puis Prosper Dellon, rédigent des rapports avec force tableaux statistiques sur l’âge moyen des décès et plans des graus, les ouvertures sur la mer. Grâce à un financement par les résidus du budget de la Guerre d’Italie (1859), et une loi en 1860, l’administration de Napoléon III décide une opération exemplaire, délimitée, pour mettre au point une méthode qui serait reprise ailleurs sur le littoral.

Le choix se porte sur la « Grande Palus de Vic », entre les collines de la Gardiole et les Aresquiers, sur le territoire de la commune de Vic-La-Gardiole, marais qui est propriété communale et est alimenté en eau douce. Ces essais et travaux, commencés en 1863, vont durer des années. Il est question d’abord de drainage et de creusement de nombreux fossés planifiés, de construction de digues délimitant des secteurs, puis d’exhaure avec une machine à vapeur actionnant un « tympan ».
Les ingénieurs discutent la possibilité de « cultures sèches » et la présence du sel. Il y a une opposition locale, qui visite les lieux avec le rapport de l’ingénieur en chef Regy sous le bras, qui se moque d’une agriculture « de jalons de niveaux florissants et multiples», et qui trouve que projets et résultats ne sont pas évidents. En résumé, la mise en culture ne s’impose pas dans ces endroits appréciés des chasseurs, et l’amélioration des conditions sanitaires a bien d’autres ressorts. Il fallait néanmoins s’accorder sur les graus, les ouvertures à la mer.

Les ingénieurs des Ponts-et-Chaussées souhaitent également aboutir à un petit travail circonscrit réalisable à moindre coût par un « moteur à vent » : Prosper Dellon, qui est originaire de la région, propose l’usage d’un moulin à vent de pompage. Le dessin en sera publié dans le rapport général : il s’agit d’une petite éolienne à voiles, sans gouvernail, d’allure très proche de l’éolienne inventée par le grand pionnier Amédée Durand (1789-1873), et construite à plusieurs dizaines d’exemplaires entre 1828 et 1860 (Étienne Rogier, « Le moteur à vent de M. Amédée Durand », Systèmes Solaires (Paris), n°222, 2014, p.58-61). Ces « pompes à vent », qui marchaient très bien, étaient connues des techniciens : un exemplaire fonctionnait depuis les années 1850 dans les salines voisines de Sète.
En 1867, Prosper Dellon s’associe avec un constructeur montpelliérain, Benjamin Formis (1819-1898) pour déposer un brevet d’invention de 15 ans d’un « système de moteur à vent auto-régulateur ». Un prototype est montré à l’Exposition Universelle de Paris de 1867. Malheureusement, il fonctionna assez mal, à cause de la végétation qui l’entourait, et sera peu remarqué par les visiteurs. Par contre, bien exposé en 1868 au Concours Régional de Montpellier, il remporte évidemment la Médaille d’Or.

201707-eole1

Le Génie Industriel, 1869, planche 481 : Prototype de l’éolienne Dellon-Formis, avec ses voiles et son contrepoids. Sources : Conservatoire Numérique des Arts et Métiers  – http://cnum.cnam.fr

 

Mais cette éolienne se révèle fragile, peu résistante aux grands vents : dans les années qui suivirent, Prosper Dellon et Benjamin Formis s’attacheront à perfectionner cette machine. La mise au point est peu coûteuse, et elle est prise sur les fonds d’entretien du programme de la Grande Palus de Vic. Ils conservent le dispositif d’orientation sans gouvernail, avec un rotor de forme conique qui s’oriente seul avec le vent par l’arrière : les huit ailes ont un angle de 83° avec l’axe principal. La voile triangulaire et le contrepoids, qui sont des idées anciennes, sont remplacés par des volets de bois entoilés pivotant autour d’un bras en fer. Chaque aile, volet ou « chassis » est réglé isolément par un long ressort : l’angle change automatiquement suivant la force du vent et la force centrifuge. Ils aboutissent vers 1876 à un nouveau modèle qui fonctionne bien et résiste aux vents forts du Bas-Languedoc. La puissance est évaluée à un cheval-vapeur. Le rotor de 20 à 30 m² de voilure actionne, avec des engrenages métalliques, un arbre vertical et un rouet dans une sorte de cuve maçonnée. Ce rouet, autre invention de Prosper, est dans ce cas une sorte de pompe centrifuge à axe vertical qui monte de l’eau dans un puits maçonné, sur quelques décimètres, par un principe simple et économe adapté aux faibles hauteurs de relevage nécessaires dans les basses plaines.

Cette éolienne est fabriquée et commercialisée, en plusieurs tailles, de 10 à 30 m² de surface de voiles. Un des constructeurs pendant quelques années est Benjamin Formis, co-inventeur du 1er modèle.

Il faut dire quelques mots à propos de ce constructeur-mécanicien originaire de Lodève (Hérault) et ingénieur Arts et Métiers (Châlons, 1836). Il avait épousé la fille d’un célèbre technicien de l’époque, Philippe Benoît (1791-1867), ingénieur militaire, originaire de St-Pons-de-Thomières (Hérault), animateur de la Société d’Encouragement pour l’Industrie Nationale, co-fondateur de l’École Centrale des Arts et Manufactures, auteur d’ouvrages techniques et d’inventions, traducteur du Guide du Meunier d’Oliver Evans (1830), etc. Philippe Benoît était également un proche du grand pionnier des éoliennes Amédée Durand.

201707-eole2

Publicité J.-E. Ray, Annuaire du Département de l’Hérault, 1883, p.160. © Archives Départementales de l’Hérault

 

Benjamin Formis a repris vers 1844 l’atelier de son beau-père à Montpellier, et l’a rebaptisé « Formis-Benoît ». Il avait pour spécialité la construction de machines pour les industries héraultaises, textile, matériel de caves, outillage des moulins à blé, à plâtre, à soufre, scieries, foulons, chemins de fer, pompage… C’était une entreprise prospère en phase avec la croissance régionale, et qui employait 70 ouvriers en 1865. Il avait fourni la machine à vapeur et tout l’équipement pour l’expérience de Vic-la-Gardiole. Formis, en fin de carrière vers 1880, ne trouvera pas de successeur, ni parmi les siens, ni parmi quelques associés à l’essai dans les années 1870. Son contremaître Jean Dupuis continuera néanmoins une activité de pompes à chapelets et de pompes à vin.

À partir de 1877, les éoliennes Dellon sont également construites par les Ray, constructeurs-mécaniciens de Montpellier, jusqu’aux environs de 1905. L’histoire de cette entreprise est toute différente, presqu’inversée par rapport à Formis : au départ, un enfant naturel, Jean-Ernest, qui s’avère un jeune serrurier actif, puis son fils Joseph Ray (1943-1912), dont l’atelier de construction mécanique connaît rapidement le succès, avec des inventions et des fabrications nouvelles, dont les éoliennes. Le petit-fils, né en 1869 et également prénommé Jean-Ernest, fut diplômé de l’École Centrale de Paris.

Au total, il faut compter sur une diffusion d’au moins 100 exemplaires dès 1883, moitié Formis, moitié Ray (Annales des Sciences physiques et naturelles… de la Société d’agriculture de Lyon, 1883, p.66). C’est peu, mais c’est plus que le nombre d’éoliennes Amédée Durand, soit une cinquantaine entre 1828 et 1860. C’est nettement moins que les principaux constructeurs français d’éoliennes multipales de type américain, à partir de 1880 : Araou, Plissonnier, Beaume dépassent les 2000 unités. Il y avait donc un marché, mais en fait, Formis et Ray étaient des constructeurs locaux, surtout présents dans l’Hérault, et avaient de nombreuses autres activités, de nombreux produits. Il y avait dans toute la France des quantités de fabricants d’éoliennes qui, comme eux, ne sont pas allés au-delà de quelques cantons.

Un des premiers clients particuliers pour une éolienne Formis-Dellon est François Sabatier d’Espeyran (Gard), pour une des propriétés de cette riche famille, le domaine de la Tour de Farges à Lunel-Viel (Hérault) : Sabatier indique, lors d’une séance de la Société d’Agriculture de l’Hérault (1872, 4 novembre), que « ce moulin est en fonte, à trois pieds ; il s’oriente lui-même, quelque vent qu’il fasse ; le mécanisme est très ingénieux et très simple. Le coût total est de 3600 F environ. L’eau est amenée à 35 m de hauteur. M. Sabatier invite les membres de la Société que cela pourrait intéresser de se rendre à sa campagne, pour voir fonctionner cet appareil ». Cette installation sera entretenue et réparée pendant plusieurs décennies. Elle est assez différente des premières éoliennes installées dans les marais, avec une hauteur de pompage importante. On doit noter un prix également élevé : il n’y a pas encore la concurrence des éoliennes américaines.

201707-eole3

Éolienne Dellon qui se trouvait à Fours (Gironde), démolie en 2008 (Photo Étienne Rogier)

Il ne reste à Lunel-Viel que la tour. Aujourd’hui, les exemplaires subsistants d’éoliennes Dellon sont devenus extrêmement rares. Il y a quelques années encore, dans le Blayais en Gironde, autre zone humide littorale, il y avait un exemplaire en état formidable. Il s’agissait sans doute de dessécher la « Palue d’Alimont », près de Fours. Mais en 2008, le propriétaire de cette machine exceptionnelle prit la décision catastrophique de ferrailler la tête, pour la remplacer par une machine de conception personnelle.

Grâce au témoignage de Lucien Albagnac et d’André Cablat (« Expériences d’assèchement et de dessalement des marais littoraux par les éoliennes de Vic-la-Gardiole vers 1868 », Arts et Traditions Rurales – Les Moulins de l’Hérault, n°7, 1987, p.89-98), les premiers à avoir publié sur la question, on connaît les vestiges de la première installation à Vic-La-Gardiole. Une des deux machines n’existe plus et celle qui subsiste se trouve derrière le petit centre équestre, à côté du restaurant asiatique au bord de la route Sète-Montpellier. La Grande Palude est aujourd’hui une zone humide « naturelle » faisant tampon, dont les essais agricoles passés sont oubliés. On voit ces sites du chemin de fer, dont la ligne a été construite à travers le palus en 1837-39, avant les éoliennes. En fait, la machine à vapeur ne servait pas, les éoliennes suffisaient pour le dessèchement. Le marais de Vic fut un
« champ d’expériences » pour ces techniques qui furent utilisées ailleurs sur les littoraux.

201707-eole4

Éolienne Dellon de Vias (Hérault), servant au dessèchement. Les volets en bois étaient entoilés et pivotaient autour des bras en fer. Un ressort assurait le retour de chaque aile. (Photos Étienne Rogier)

201707-eole5

Éolienne Dellon à Octon (Hérault), qui remplissait un bassin, avec une pompe à chapelet et un aqueduc en pierre de 200 m de long. (Photo de Martine Vanden-Bogaert)

 

Un autre exemplaire se trouve à Vias, dans l’Hérault, en dessous du massif de Roque-Haute, au bord d’un canalet. Ce petit canal fut construit pour descendre les pierres volcaniques des carrières de Roque-Haute, pour la construction d’ouvrages du Canal du Midi, par un arrangement en 1770 entre le Canal et l’aristocrate propriétaire, en échange d’une prise d’eau. C’est un très bel exemplaire. Il y a là, comme à Vic, les vestiges d’un bâtiment qui doit être l’ancien abri de la machine à vapeur et du garde-mécanicien. Le rouet est bien visible dans son puits. On ne connaît pas l’usage réel de cette installation, mais il s’agit sûrement de dessèchement à la fin du XIXe siècle : des fossés de drainage convergent vers le canalet de Roque-Haute, l’éolienne évacue l’eau en surplus, et permet les pâturages. On y accède par le chemin de la Fourrière animale cantonale.
Il faut voir, à proximité, une autre merveille, l’Ouvrage du Libron, un pont-canal mobile qui permet aux bateaux du Canal du Midi de traverser cet oued.
Je voudrais attirer l’attention sur un autre exemplaire, qui est en danger, à Octon, dans l’arrière-pays héraultais. Il se trouve sur une petite tour maçonnée au bord du Lac du Salagou, entre le Relais nautique et la route de Clermont-l’Hérault. Il s’agit là d’une autre logique que le dessèchement : l’éolienne pompait, avec un chapelet, dans la nappe du ruisseau Salagou. L’eau était transportée par un aqueduc à arcades en pierre de 200 m de long à un grand bassin. Ce réservoir, bien visible au bord de la petite route qui longe le lac, devait servir à abreuver les troupeaux et à arroser les parcelles alentour. Les propriétaires étaient la famille Calvet-Teisserenc, négociants et industriels de Lodève.

Tout cela se trouve maintenant dans le périmètre du Lac du Salagou, construit dans les années 1960 par le Conseil Général pour la régularisation du fleuve Hérault et l’irrigation. Pour voir l’éolienne, il faut repérer le bassin au bord de la petite route, puis suivre l’aqueduc, ou bien suivre le lit du ruisseau. L’éolienne, qui doit avoir 130 ans, a périodiquement les pieds dans l’eau. Son bâti en maçonnerie a été entretenu, mais une partie de l’aqueduc est écroulée, détruite par les divagations du Salagou. Des belles pierres ont été subtilisées.
Ce système original, éolienne, chapelet, aqueduc, bassin, est attachant. Il est sans doute représentatif des anciennes techniques hydrauliques de l’arrière-pays héraultais. Il faudrait sauver et valoriser tout ou partie : mais quoi faire, avec quels moyens ?

Les éoliennes Dellon sont typiquement héraultaises. Cependant, elles ont été copiées par les voisins, par les Gardois côté Petite Camargue, et par les Audois de l’autre côté. En fait, on a beaucoup construit dès les années 1880 ce que l’on appelait les « moulins à vent du système Dellon » et il reste de nombreux vestiges de ces machines. Elles ont la particularité, dans l’Aude, d’être bâties sur des colonnes en fonte en haut de tourelles maçonnées rappelant les moulins à vent traditionnels. Des dizaines de ces petits fûts témoignent encore aujourd’hui de la valeur des idées de Prosper Dellon, qui d’ailleurs était originaire de l’Aude.

L’administration des Ponts-et-Chaussées regrettait le peu de goût de cet ingénieur pour la rédaction de rapports et les travaux ordinaires, mais appréciait ses capacités scientifiques. C’était un
« ingénieur de grande valeur », mais une forte tête à qui l’on devait confier des travaux spéciaux. La mémoire familiale a conservé le souvenir d’un personnage curieux, pittoresque, capable de nager au large de Sète pour étudier les courants marins, d’y faire la planche en fumant le cigare ! Il a œuvré pour l’aménagement des basses plaines de l’Aude, pour l’adduction d’eau potable de Béziers, puis plus tard au service des Travaux Maritimes de Sète : il a ainsi dirigé la construction du port moderne et l’extension de la jetée à la mer. La plupart de ses entreprises sont dans la continuité de ce qu’avait entrepris avant lui l’ingénieur Jean-Philippe Regy.

À Sète, la grande jetée à la mer, ouvrage qui permet un avant-port et beaucoup de sécurité maritime, est appelé aujourd’hui l’épi Dellon. Les fils de Prosper Dellon ont également été des ingénieurs de valeur.

Côté constructeurs, la postérité des éoliennes Dellon est plus réduite : la famille Formis a disparu, seule une entreprise de Montpellier a continué à fabriquer des pompes à vin Formis-Benoit. L’entreprise Ray a disparu également. Les éoliennes Dellon ont été cédées au début du XXe siècle à une entreprise marseillaise de matériel industriel, Françon, puis Coriol, pour les réparations, les pièces de rechange, mais ne sont plus construites depuis plus d’un siècle : le peu qui en reste doit être bien sûr sauvé et valorisé, car elles sont proches de l’oubli complet.

Remerciements aux Services des Archives de l’Hérault, de l’Aude, à MM. de Boissezon et Cartayrade.
Vous souhaitez signaler une éolienne Dellon, participer à une restauration : etienne.rogier@orange.fr

( Cf. aussi MdM n°58 p 24 )

Etienne Rogier

Paru dans le Monde des Moulins N°61 – Juillet 2017

Catégories : Technique

0 commentaire

Laisser un commentaire

Avatar placeholder

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *