Le site des Moulins de France
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Le partage et la circulation des eaux dans la ville de Troyes ont toujours été une source de conflits à cause des intérêts contradictoires des divers usagers. Les conflits étaient gérés par les comtes de Champagne, puis par l’échevinage de Troyes, et ensuite par l’administration départementale, puis centrale.
La ville romaine d’Augustobona a été construite sur une terrasse alluviale bordant la Seine. Elle s’est ensuite développée pour former la ville de Troie (puis Troyes) et, au Moyen Âge, elle a été pourvue de murailles protectrices, lui donnant la forme de bouchon de champagne qu’elle a gardée.
Nous ignorons quand furent construits les premiers canaux irriguant Troyes à partir des bras de la Seine qui longeaient la ville.

Des écrits témoignent que le comte Henri 1er (1127-1181) dit « le Libéral », surtout connu pour avoir développé les foires de Champagne, a modelé la ville pour plusieurs siècles en la dotant d’infrastructures telles que plusieurs canaux (appelés « rus » ou « rupts »), des bâtiments civils, administratifs, religieux, et l’Hôtel-Dieu-le-Comte. On lui doit notamment l’important canal des Trévois qui existe encore. L’autre grand canal qui irrigue Troyes, le canal de la Moline, est antérieur : il est mentionné en 1134.

La police des canaux était sous le contrôle de la municipalité de Troyes qui a lutté longtemps contre la Maîtrise des eaux et forêts, dont le but était de la déposséder de ses prérogatives.
Puis, vint la Révolution qui fit table rase des structures administratives précédentes, sans toutefois en créer rapidement de nouvelles, et la situation des eaux à Troyes se dégrada rapidement.

Plan de la ville de Troyes jusqu’au milieu du XVIIIe, signé P. de Saint-Aubin. AD

 

Dans un courrier du 10 Frimaire an 10, le citoyen Lesieur, propriétaire des moulins Notre-Dame, en amont de la ville, propose au citoyen Brusley, préfet de l’Aube, une solution :

« La distribution des eaux de la Seine dans la commune de Troyes fait l’admiration des étrangers et de tous les amis du commerce et des arts. Sans cette division si bien combinée, le commerce de Troyes languirait et la réputation de ses blanchisseries n’existerait pas. Avant la révolution, un estimable citoyen avait consacré tous ses soins à surveiller les canaux et les usines dans la commune de Troyes. Les chaussées étaient en bon état, les lois relatives à la police des canaux et des usines avaient leur entière exécution. Par son zèle infatigable il évitait tous les malheurs et les pertes qui pouvaient survenir aux usines et aux ateliers. Les différentes administrations, dans le tourbillon de la révolution, ayant fort peu consulté les citoyens éclairés dans cette partie et négligeant l’exécution des lois relatives à la police des canaux et des usines, ont détérioré cette belle distribution de la Seine. Les canaux n’ont plus leur largeur primitive, les chaussées sont mal entretenues, occasion-nant de fréquentes ruptures qui dévastent différents cantons. La police pour les écluses et moulins n’est point suivie avec rigueur, les réparations à faire aux ponts, déversoirs et chaussées se font dans des saisons peu convenables et occasionnent ou des pertes ou des malheurs qu’il serait urgent de faire cesser. Dans ce moment où le gouvernement cherche à activer le commerce et les arts, il serait nécessaire d’organiser un conseil pour la police des canaux de la Seine dont j’ose présenter le plan, trop heureux s’il peut coopérer au bien des concitoyens ».
Le préfet transmet le courrier à la municipalité qui décide de créer une commission pour examiner la situation et les propositions de Lesieur…

Le canal des Trévois conduit une partie de l’eau de la Seine à l’intérieur de la ville, où les eaux se divisent en de multiples canaux secondaires ou traversins qui aboutissent ensuite au ru Cordé à l’intérieur de la ville. Les autres canaux secondaires sont alimentés par le canal de la Moline.
En ce qui concerne l’entretien des ouvrages hydrauliques qui desservent la ville, sous l’ancien régime, les frais sont partagés entre la ville et les propriétaires des usines.

Les moulins intra-muros

Quand on parle des moulins de Troyes, il s’agit de moulins hydrauliques, car malgré quelques projets rapidement abandonnés, la ville n’a pas eu de moulins à vent.
La ville intra-muros était trop exigüe pour accueillir de nombreux moulins : il n’y en avait que trois au moment de la Révolution et ultérieurement, les autres étant en amont ou en aval de la ville, à l’extérieur des remparts. Néanmoins, bien plus tôt, il y en avait deux de plus : le Moulin des Bains et celui du Château, cités par l’érudit local Alphonse Roserot.
Les trois moulins restants, qui appartenaient à des congrégations religieuses, ont été vendus comme biens nationaux après la Révolution.
Alors qu’il y avait de nombreux moulins à papier à l’extérieur des remparts, les trois moulins intra-muros étaient des moulins à farine, ce n’est que dans le courant du XIXe siècle qu’ils furent adaptés à l’évolution industrielle de la ville pour servir l’industrie bonnetière.

Le Moulin de la Tour
Ce moulin est donné par le comte Henri le Libéral en 1157 au chapitre de la collégiale Saint-Étienne à Troyes, église palatine et nécropole comtale. Cette usine à moudre le grain était équipée de trois roues.

Dessin du palais comtal et de l’église palatine St Etienne. AD

En 1517, un procès-verbal de visite constate que l’usine consiste en trois moulins à blé garnis sur assise sur un bras de la rivière de Seine.
En 1765, le meunier du Moulin de la Tour a fait poser une vanne sans l’accord préalable du maire et des échevins de Troyes. Pensant bien faire, Edme Tabouraut, le meunier, et Pierre Prieur, le maître charpentier, ont demandé l’accord des nombreux propriétaires. Puis Tremey, un des marguilliers de l’église cathédrale de Troyes, ayant donné son accord, le devis a ensuite été signé par plusieurs propriétaires… et les travaux ont été exécutés.
L’échevinage, bien que responsable des eaux de la ville, n’a pas été consulté, son autorité a donc été bafouée, provoquant sa colère :
« La conduite de ce meusnier et celle de l’ouvrier qui a travaillé sous ses ordres n’est excusable en aucun point, le maître charpentier a eu pleine et entière connaissance de l’ordonnance rendue en ce siège le 15 octobre 1760, vu dument signifiée au maître garde de sa communauté, le meunier du dit moulin de la Tour ne peut prétendre cause d’ignorance de l’arrêt du Conseil d’état du roy du 26 mars de la courante année par lequel le maire et échevins sont maintenus et gardés dans le droit et possession d’exercer toute police et juridiction sur la rivière notamment en ce qui concerne la position des vannes et leur élévation… »
En conséquence Pierre Prieur, le maître charpentier, est condamné à trois livres d’amende, la sentence étant signifiée à son domicile le 20 juin 1765 ! Le meunier n’est pas poursuivi.

À la Révolution, ce moulin appartient par tiers à la collégiale de Pougy, aux marguilliers prêtres de Saint-Pierre de Troyes et au prieuré de Foicy.
En 1790, le moulin comporte deux roues motrices et deux vannes de décharge, mais il est vétuste. Il ne possède aucune dépendance, sauf une petite place au-devant joignant un terrain planté de vigne dépendant du domaine.
En 1791, il est adjugé à Edme Curtille, marchand de bois agissant au nom de François Nancey, tondeur à Troyes, pour 25 400 livres. Il est démoli en l’an 6 et reconstruit ultérieurement.
En 1818, les propriétaires sont les sieurs Truelle Mullet et Truelle Coartin, négociants à Troyes.
Cette usine est privée d’eau en 1841 par les travaux du canal de la Haute-Seine et le propriétaire demande à être indemnisé. Le maire accepte de verser des indemnités.
Une partie de l’usine est alors transformée en filature et louée 3000 francs à Mme Prudhomme. Son bail venant à échéance, cette dernière ne l’a pas renouvelé dans l’incertitude où elle était concernant la reprise du travail.
Le propriétaire s’inquiète alors du manque à gagner car il ne trouve pas de nouveau locataire.

Plan de 1824 montrant la tête du bouchon de Champagne où sont situés les trois moulins intra-muros. AD

En 1867, le propriétaire est M. Riousse Roblin qui est autorisé à remplacer les trois roues verticales de son usine de la Tour par une turbine de la force de vingt-cinq chevaux.
L’usine est alors réglée mais en 1878 elle est en mauvais état et doit être reconstruite. Elle reste dans la famille Riousse et continue à moudre jusqu’à la fin de la Seconde Guerre Mondiale. Elle est démolie en 1968.

Le Moulin de Meldançon
Il est donné aux chanoines de la chapelle Notre-Dame de la collégiale Saint-Étienne de Troyes par les comtes de Champagne.
En 1781, Joachim Merat, meunier propriétaire usufruitier par bail emphytéotique, se trouve obligé de faire reconstruire à neuf le moulin et souhaite le déplacer légèrement afin de le mettre en alignement.
Au moment de la Révolution, les chanoines louent les moulins et dépendances au
« citoyen Buquet, et son épouse, conducteur des moulins économiques de Jaillard, à bail emphytéotique pour 99 années… moyennant 300 livres de loyer chaque an et en outre différentes charges… ».

Puis le moulin est adjugé à Jean Guillermez, propriétaire à Troyes, le 29 prairial an 8, pour 201 600 francs.
Le sieur Baudouin, négociant et propriétaire à Troyes, demande l’autorisation de reconstruire l’usine du Meldançon incendiée le 26 décembre 1831.

Moulin de Jaillard
Ce moulin, très ancien, appartenait au Chapitre de la cathédrale. Il est reconstruit dans les années 1760. « Il a été reconstruit depuis quelques années sous la direction du sieur Buquet et disposé pour la mouture économique. Cette mécanique peut être regardée comme un chef-d’œuvre et l’on a admiré le parti que le sieur Buquet a su tirer d’un local gênant. Les avantages de la nouvelle manière de moudre furent constatés par un procès-verbal fait en présence des administrateurs des hôpitaux et cet établissement fut d’un très grand secours pour la ville de Troyes et ses œuvres dans la cherté excessive et inopinée qui précéda la récolte de 1770 ».

Troyes : Moulin à eau de Jaillard. Coll.particulière

À la Révolution, c’est un moulin à farine important dont les revenus sont estimés à
20 650 livres.
Il est décrit ainsi : « un moulin appelé Moulin de Jaillard, un premier étage sur ledit moulin, grenier au-dessus, toutes les vannes et harnois dépendants du dit moulin, un corps de logis contigu, un bâtiment sis à l’extrémité du pont dudit moulin en dépendant. Lesquels biens sous-loués à Jean-Claude Roland pour 9 années commencées le 1er avril 1788 moyennant 4000 livres à la charge d’entretenir les bâtiments, bois tournant et travaillant et autres charges exprimées au dit bail… »

Il est vendu comme bien national le 4 mars 1791 et payable, comme les autres moulins vendus ainsi, trente pour cent du montant à ladite adjudication, le surplus divisé en douze annuités égales payables en douze ans à compter du jour d’adjudication.
Il est précisé que l’adjudication dudit Moulin de Jaillard sera faite sous la condition expresse qu’il ne sera rien changé à l’état actuel du Moulin de la Pielle (moulin directement en amont mais hors les murs) et que l’adjudication de ce dernier moulin se fera à cette charge.
L’adjudicataire est Jean Guillermier, maître menuisier à Troyes, moyennant la somme de 51 000 livres….

En 1842, une pétition des propriétaires des usines de la Pielle, de Jaillard, de Meldançon et de Bruslé a pour but de faire connaître à l’administration le préjudice causé par la suppression du ru Cordé et l’ouverture du bassin du canal.

Troyes, ville pionnière de la mouture économique
Dans les années 1760, César Bucquet, parfois nommé ingénieur meunier, a mis au point avec le sieur Malisset, boulanger, une méthode de mouture des grains à faire farine, dite « mouture économique », qui a intéressé les Hôpitaux de Paris qui ont décidé de l’appliquer. Le gouvernement, qui devait faire face à des famines importantes au milieu du XVIIIe siècle, a embauché Bucquet pour l’envoyer dans différentes villes et provinces afin qu’il y fasse connaître sa méthode : Lyon, Bordeaux, Dijon, Gatinais, Troyes, Salle en Poitou…Les plans d’un moulin économique dirigé par Bucquet à Senlis ont été tirés en grand nombre pour une large diffusion. Dans chaque ville, Buquet a fait établir un procès-verbal d’expérience.
À Troyes, l’expérience a lieu le 25 mars 1769 au Moulin de Jaillard récemment « monté à la mouture économique aux frais du chapitre de l’église de Troyes ».
Les rapporteurs se rendent d’abord dans les greniers de l’hôpital Saint-Nicolas de Troyes où ils mesurent huit boisseaux de froment qu’ils envoient au Moulin de Jaillard et huit boisseaux qu’ils envoient au Moulin de la Pielle, « moulin ordinaire appartenant au dit hôpital ». « Il résulte de cette expérience que les huit boisseaux de bled-froment moulus à la mouture économique ont rendu 302 livres de pain, ceux moulus à la mouture ordinaire n’ont rendu que 262 livres et demi de pain ».
L’expérience est concluante et séduit les Hôpitaux de Troyes.
Nous ignorons si elle a convaincu les meuniers locaux car nous n’avons trouvé de mention de mouture économique que dans les dossiers des moulins de Jaillard et de Meldançon.

Usage de l’eau des canaux et rus

Un partage équitable des eaux avait bien été effectué en 1616 par une ordonnance de la municipalité qui n’accorde aux usagers des bondes que l’excédent de l’eau nécessaire pour le service des moulins à grain.

Troyes : le déversoir du Gouffre où l’entrée des eaux dans la ville est régulée. Coll. particulière

La différence de niveau entre les déversoirs de Croncels, où l’eau du canal des Trévois entre à Troyes, et le Gouffre, où l’eau sort de la ville, est d’environ un mètre trente-trois. Cette différence de niveau n’a pas été prévue pour faire tourner les roues des usines mais pour entraîner les immondices jetées par les particuliers ou artisans qui considéraient des rus comme des égouts à ciel ouvert.

Troyes : la vanne du Pouce, à la sortie de la ville de Troyes. Coll. particulière

Ces rus, surtout destinés à l’usage des industries, notamment les boucheries et tanneries, étaient aussi surmontés d’édicules (lieux d’aisance !) à usage public.
Une vanne, située à l’entrée de la ville, permettait de réguler l’entrée de l’eau afin de ne pas inonder les caves et maisons riveraines des traversins.

Les premières cartes postales illustrant Troyes datent de 1898. À cette époque, la plupart des traversins étaient comblés notamment à cause des fièvres typhoïdes qui décimaient les quartiers pauvres. Il restait cependant l’immonde et pittoresque « Ru aux Cailles » qui a fait l’objet de nombreuses illustrations, dont une carte humoristique qui résume bien l’état de ces cours d’eau.

Si on retrouve le tracé des canaux sur les cartes anciennes, comme le plan Parizot de Nismes de 1697, c’est sur les plans dressés par les ingénieurs des Ponts et Chaussées dans la seconde moitié du XIXe siècle, que le rendu est le plus impressionnant car le plus complet : le plan de 1853, collé sur toile, du dossier AD Aube S 1282, le plan publié par l’ingénieur Chaumonnot en 1868 dans son ouvrage « La Rivière de Seine, étude sur la dérivation de Troyes ».

À Troyes, le célèbre Ru aux Cailles. Coll. particulière

Cependant, et dès leur origine, ces rus et traversins furent entravés d’obstacles multiples qui nuisaient à la servitude qu’on attendait d’eux.
Il y avait des pieux divers servant d’amarrage, des lavoirs… qui rétrécissaient le lit des canaux.
Il y avait les trente-six bondes ou prises d’eau : onze situées dans les canaux de la Planche Clément, du Vouldy et de la Moline, cinq dans les biefs des moulins Notre-Dame et de la Papeterie, une dans le bief du Moulin de Pétal et dix-neuf dans le canal des Trévois, soit trente-six au total. Ces bondes qui irriguaient un terrain de près de 200 hectares consacré aux cultures maraîchères et aussi des teintureries et blanchisseries qui se développaient rive droite du canal des Trévois, en amont de Troyes, et recevaient l’eau des bondes… Cette industrie séculaire était regroupée dans cette partie de la ville, car elle avait besoin d’eau propre, ce qui n’était pas le cas en aval de la ville de Troyes.

Plan Chaumonnot – 1868 . AD

Les entraves à la circulation de l’eau provenaient aussi des roues motrices autorisées à titre précaire (sept sur le grand ru et deux sur le petit ru), ainsi que des roues volantes.
Et, surtout, il y avait les huches à poissons !
La ville comptait de très nombreuses communautés religieuses, grandes consommatrices de poissons qui étaient conservés vivants dans des « huches » posées dans les canaux et rus.

Quelques huches sur le canal de la Planche Clément, en amont du Moulin de Jaillard. AD

D’après le rapport de 1846 d’un ingénieur des Ponts et Chaussées, « les huches sont des espèces de coffres en charpente portant au moyen de semelle sur le fond de la rivière et ayant un peu plus de trois mètres de largeur et onze mètres de longueur. Elles sont établies le long de la rive droite et forment des constructions fixes faisant obstacle au cours de l’eau. La largeur du canal de la Planche Clément depuis l’ancien bâtiment de l’Arquebuse jusqu’au Moulin Jaillard est fixée par une ordonnance de la municipalité d’octobre 1781 à trente-six pieds, soit onze mètres soixante-dix. Cette largeur se trouve aujourd’hui, au droit du pont conduisant aux bains Meusy, réduite à dix mètres quatre-vingt et au droit des huches du sieur Gouley à onze mètres vingt, les huches ayant une largeur moyenne de trois mètres quinze, il reste environ huit mètres pour le passage de l’eau. Il existait autrefois un très grand nombre de constructions de cette espèce, les communautés reli-gieuses faisant une grande consommation de poissons. La commune de Troyes et les usines inférieures ont fait tous leurs efforts pour les faire disparaitre et y ont réussi en grande partie. »

Cependant, le commerce de Gouley fournit en poisson frais une partie de la ville… Gouley garda ses huches.
Il y avait un moyen de conserver les huches sans entraver le cours des ruisseaux, et, en 1843, la veuve Dailly reçut l’autorisation d’en construire une. Sa huche serait dans un renfoncement de son jardin !

Les canaux étant assimilés à une rivière navigable, faut-il laisser subsister des constructions faisant obstacle ? Avant de prendre une décision, il faut attendre ce qu’en dit le ministère des Travaux Publics car un fait nouveau est venu bouleverser l’ordre précaire qui régnait :
la construction du canal de la Haute-Seine qui traverse la ville de Troyes !

Le canal de la Haute-Seine
Ce canal, ordonné par Napoléon en 1805, peine à se mettre en place. Effectivement, l’empereur avait ordonné de rendre la Seine navigable, ce qui n’était, techniquement, pas réalisable car la Seine serpente dans des zones marécageuses en traversant le département où son dénivelé est faible, à chaque grande crue elle change son lit de place ! Le projet avançait donc très, très lentement.
De plus, l’empereur exige un port à l’intérieur de la ville. Afin de construire ce port, il faut cependant trouver un emplacement suffisamment vaste ; or la ville, encore encerclée dans ses remparts, n’en a pas. Que faire ? À la Révolution, le palais des comtes de Champagne et sa collégiale Saint-Etienne attenante ont été vendus comme bien nationaux et la collégiale est complètement démantelée. Il reste une partie du palais : qu’on le rase !

Canal de la Haute Seine qui traverse la ville de Troyes…

…et Port à bois,…

… devenu Bassin de la Préfeture. Coll. particulière

Ce n’est pas la seule perte : les bâtiments à abattre sont longés par le ru Cordé qui alimente le Moulin de la Tour. Le ru Cordé, gênant, est aussi supprimé, privant momentanément d’eau le Moulin de la Tour.

On commence à creuser le bassin du canal, mais en 1823, les travaux sont suspendus.
En 1840, on reprend le travail : ponts, écluses et murs de soutien sont élevés dans la traversée de la ville. En 1846, le canal est mis en eau et reçoit ses premiers bateaux.
Actuellement il ne reste plus, de cette partie du canal, que le Bassin de la Préfecture. Le reste du canal, busé, disparaît sous terre, faute d’utilité…

Après une interruption, en 1862, on commence à creuser le second tronçon, en amont de Troyes pour relier Troyes à Bar-sur-Seine (35 km). Les aménagements annexes sont réalisés et on envoie l’eau… qui disparaît aussitôt ! Mais il est trop tard pour effectuer un colmatage, le chemin de fer est déjà en place et celui que les Troyens appellent le Canal sans Eau n’a jamais été utilisé.

Inondations

Malgré les ouvrages qui protégeaient la ville d’une montée excessive des eaux, des inondations périodiques sévissaient notamment dans les quartiers bas autour de l’église Saint-Nizier et de la cathédrale, ainsi que dans le quartier des tanneries, où une population ouvrière pauvre s’entassait. La ville des artisans et commerçants, relativement plus élevée, était protégée.
Nous n’avons pas d’illustrations des crues anciennes, mais celle de 1910 a laissé des traces profondes et de nombreuses cartes postales. Le pire a été évité grâce à l’intervention d’un jeune ingénieur des Ponts et Chaussées qui venait d’être nommé à Troyes, Albert Caquot, qui a rapidement fait consolider, par les militaires en cantonnement, les digues de protection. Grâce à sa clairvoyance et ses préconisations, la ville n’a pas subi d’inondations aussi catastrophiques depuis. Caquot est également à l’origine des égouts qui desservent toujours la ville.

Inondations de Troyes en 1910, bief du Moulin de Jaillard. Coll. particulière

Conclusion

L’ingéniosité humaine a fait de Troyes, ville sans eau, une ville sillonnée de canaux afin de servir tous les besoins de la population. Ce n’était pas sans heurt, chaque groupe utilisateur souhaitant être prioritaire, mais, avec un peu de discipline, chacun put vaquer à ses occupations et subvenir à ses besoins personnels en eau pendant environ huit siècles.
C’est l’explosion démographique du XIXe siècle, imputable au développement de la bonneterie, qui a fait exploser ce fragile équilibre. Les priorités changèrent et les industriels bonnetiers, de plus en plus puissants, réclamèrent l’eau pour eux, au détriment des particuliers et autres corporations.
Au tournant du XXe siècle, la ville, décimée par les épidémies, dut s’adapter en se préoccupant enfin de l’hygiène des habitants : édification de bornes-fontaines puis fourniture de l’eau courante, construction d’égouts.
Les moulins intra-muros devinrent des filatures, et en amont de la ville, d’importantes teintureries déversèrent leurs eaux usées dans les canaux, teintant un jour de bleu, un jour de rouge, le bassin de la Préfecture jusque dans les années 1970 !
Ces dernières années, des travaux d’urbanisation ont fait ressortir quelques dizaines de mètres d’eaux souterraines : l’eau coule dans le jardin de la Préfecture, autour du campus universitaire de petits canaux rappellent ceux qui faisaient jadis tourner les usines, une petite portion du canal qui sort du bassin de la Préfecture prolonge une promenade très prisée par les touristes. Le promeneur attentif peut voir, ici et là, des parties de canaux qui coulent encore à ciel ouvert, enclavés entre des bâtiments, mais ne cherchez pas le Ru aux Cailles : il est comblé !

Spécialités de Troyes, ancienne capitale de la Champagne et Ville de la Bonneterie. Coll. particulière

Sources

  • Archives départementales (AD) de l’Aube, S 795- S 796 – S 807 – S 1140 – S 1282 – S 1318.
  • Courtalon-Delaistre Jean-Charles, Typographie historique de la ville et du diocèse de Troyes, 1783.
  • Ephémérides du citoyen ou bibliothèque raisonnée des sciences morales et politiques, 1769, tome 9 (à partir de la page 199).
  • Roserot Alphonse, Dictionnaire historique de la Champagne Méridionale : Troyes son histoire ses monuments des origines à 1790, Troyes imprimerie Paton 1848.
  • Cf aussi le MdM 64 p 20 : Les moulins de l’Aube

Catherine Tartre
Association des Moulins à Vent Champenois

Article publié dans le Monde des Moulins n° 73 de juillet 2020

Catégories : Histoire

2 commentaires

DC · 17 août 2023 à 14 h 12 min

?

L’affaire de la farine en 1770 – Les pérégrinations bis de Pascalou · 16 juin 2023 à 16 h 06 min

[…] Le partage des eaux de Troyes, un équilibre précaire et contesté […]

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