Avertissement
Cet article est le fruit d’une réflexion personnelle et n’engage que la responsabilité de l’auteur.
Le texte présenté ici est la version écrite d’une communication donnée le 8 juillet 2016, à Sainte-Foy-la-Grande (Gironde), dans le cadre du festival « Les Reclusiennes », dont le thème était « L’eau ne coule plus de source ».
Introduction
Fait historique et matériel majeur, la maîtrise de l’énergie hydraulique est l’un des marqueurs fondamentaux de notre civilisation européenne depuis la période carolingienne. Les cours d’eau de tous les pays sont marqués par la présence de plusieurs centaines de milliers de moulins à eau et usines. Grâce à eux, notre continent a construit une économie et une industrie s’appuyant sur un modèle de développement économique endogène original, écologique. Ceci n’a pas manqué d’attirer l’attention de l’historien et « molinologue » australien Adam Lucas (2005) qui, pour la période du bas Moyen Âge, résume ainsi la situation européenne et le positionnement industriel de la France. « L’analyse détaillée des informations contenues dans l’échantillonnage le plus grand, suggère que la période la plus intense des activités industrielles pratiquées dans les moulins et usines en Europe médiévale, fut entre le XIIe et le XVIe siècle. La région que nous appelons maintenant la France employa l’énergie hydraulique bien avant toutes les autres régions d’Europe occidentale (à l’exception probable de l’Espagne) et mit celle-ci au service d’un beaucoup plus grand nombre de processus industriels qu’aucune autre également ».
En 1707, Vauban donne un équipement de 111.000 moulins pour la France, dont 16.000 moulins à vent et 95.000 moulins à eau et usines. À la fin du XVIIIe siècle, on estime à 500.000 le nombre de moulins à eau en Europe. La seule Angleterre n’en possède que 10 à 20.000. À la veille de la Révolution, la France dispose donc de 20 % de l’appareil productif du continent, ce qui est considérable. C’est dire l’importance et la puissance économique que notre pays en tirait. Les français étaient alors très créatifs et entreprenants dans tous les domaines industriels et de l’énergie hydraulique (Fig. 1).
Fig 1. Druelle – Moulin de Las Planques (Aveyron) – Photo J-P H Azéma
Aujourd’hui, les enjeux économiques, sociaux et énergétiques de notre pays évoluent très vite. Les moulins sont pris en étau entre la transition énergétique qui s’impose et l’idéologie destructrice de la continuité écologique qui menace l’équilibre de nos rivières. Il est donc nécessaire de faire le point sur ce sujet d’actualité qui engage notre avenir à tous, que nous soyons urbains ou ruraux.
1- L’invention de « la continuité écologique » et le détournement de la loi cadre européenne sur la qualité de l’eau : la DCE 2000/60/CE
1.1 Les objectifs de la loi européenne
Le XXIe siècle commençant annonce des lendemains difficiles pour les rivières et
les moulins. En 2000, l’Union Européenne vote une loi cadre sur la qualité de l’eau, la DCE 2000/60/CE.
L’objectif à atteindre est le « bon état » écologique et chimique de toutes les eaux communautaires d’ici 2015. Pour cela, plusieurs sous-objectifs doivent être atteints :
- prévention et réduction de la pollution
- promotion d’une utilisation durable de l’eau
- protection de l’environnement
- amélioration de l’état des écosystèmes aquatiques
- atténuation des effets des sécheresses et des inondations.
Cette loi sera transcrite en droit français dans la LEMA (Loi sur l’Eau et les Milieux Aquatiques), votée le 30.12.2006. Cette loi, loin de répondre aux objectifs énoncés ci-dessus, va rapidement être détournée de son sens, reflétant les ambitions, jusque-là bien cachées des associations environnementales. Après avoir laissé détruire presque toutes les zones humides du pays, elles profitent de cette aubaine politique pour s’attaquer, de manière incompréhensible, aux dernières zones humides préservant la vie des rivières, les chaussées de moulins (Fig. 2).
Fig 2. Olemps – Moulin de Bénéchou (Aveyron) – Photo J-P H Azéma
Nous verrons dans un premier temps comment l’invention de la « continuité écologique » a été précédée par la création d’une « novlangue » et, dans un deuxième temps, les conséquences que la destruction programmée des chaussées de moulins sur la gestion future de l’eau et de notre cadre de vie.
1.2 L’invention de la continuité écologique et la création d’une « novlangue de la rivière »
Un peu d’histoire. Le travail de création d’une novlangue autour des moulins et de la rivière commence dans les années 1970 par la mise en place d’une savante opération de désinformation. Abandonnés ou pas, les moulins et usines dérangent les acteurs environnementaux naissants. De manière sous-jacente, ces mouvements engagent une action de « lobbying » pour faire définitivement « la peau » aux moulins. Pour cela, il leur faut dénaturer le sujet en le vidant de toute substance, infiltrer les milieux politiques et l’administration.
Dès cette période, l’alliance objective pêcheurs et environnementalistes lance un premier ballon d’essai et diffuse la formule « micro-centrale », tendant à faire disparaître « l’usine électrique » traditionnelle, consensuelle et sociale. Mais d’où vient le mot usine ? Revenons un instant au Littré (1872). En voici la définition qu’il donne : « Usine : proprement et anciennement, machine mue par l’eau ». L’usine électrique, ancrée dans l’histoire, est un moulin produisant du courant électrique avec la force de l’eau. Le mot micro-centrale, dur, froid, déshumanisé, est déconnecté de toute référence au passé, à plus de 12 siècles d’histoire (Fig. 3).
Fig 3. Lodève – Chaussée sur la Lergue (Hérault) – Photo J-P H Azéma
La guerre des moulins est engagée. La gagner passe par la maîtrise de la communication. Une « novlangue » est inventée, destinée à couper le citoyen du contenu réel des actions visées. Les associations environnementales, dans un premier temps, avancent masquées derrière un vocabulaire, apparemment consensuel, construit de toutes pièces. Au sein des associations de sauvegarde des moulins (qui ne sont pas des syndicats), les lanceurs d’alerte militants sentent le danger et détectent ce changement de discours. Ils ne sont pas pris au sérieux. Aucune réaction ni stratégie n’est mise en place.
La rivière idéologisée.
« La continuité écologique » est un néo-concept, une formule magique, en fait une idéologie créée de toute pièce sans fondement scientifique. Elle permet à elle seule d’expliquer tous les désordres constatés sur les rivières de France. Sa définition s’appuie sur une remise en état des rivières basée sur trois points principaux :
l’écoulement linéaire des rivières
le transit des sédiments
la libre circulation des poissons.
Pour résoudre ces problèmes, la solution consiste en l’élimination des chaussées de moulins qui font, soit disant, obstacle aux critères énoncés plus haut. Curieusement, ce concept ne prend pas en compte les plus grands obstacles qui barrent les rivières : les grands barrages hydroélectriques (et les transferts de bassins versants qui leur sont associés), les cascades naturelles, les retenues collinaires. En effet, eux seuls perturbent la vie des rivières.
Cette définition très lacunaire ne tient aucunement compte des espaces contigus aux rivières, les espaces terrestres et aériens. La restriction, au seul milieu aquatique linéaire d’une rivière, donne à cette expression la caractéristique d’un dogme, un « Point de doctrine établi comme fondamental, incontesté, certain. » (Littré 1872). La continuité écologique est une idéologie dangereuse qui ne s’appuie sur aucune argumentation ni définition scientifique, ni juridique, en droit français comme en droit européen.
« Restaurer ou rétablir la continuité écologique ».
Pour mieux définir « la continuité écologique », on crée une expression signalant son absence. On invente alors le « rétablissement de la continuité écologique ». Cette formulation laisse à penser qu’il y aurait eu « autrefois, au bon vieux temps » une continuité écologique, un paradis aquatique, aujourd’hui disparu et qu’il faudrait retrouver. Mais autrefois, au bon vieux temps, il n’y avait ni humains, ni pêcheurs et les rivières divaguaient au gré des crues et des arbres abattus par les castors ! Il n’y avait pas non plus de pollution chimique, médicamenteuse et organique de l’eau, ni pompages destructeurs, etc…
Une manipulation de langage de grande envergure.
L’idéologie et l’imagination des associations environnementales sont illimitées. Une série de termes sont créés pour éviter d’employer les mots : moulin, chaussée, démolir. La création et l’utilisation de ce nouveau vocabulaire sont destinées à faire abstraction de toute référence historique et sociale relative à l’environnement des rivières et aux liens affectifs millénaires tissés avec les français. Si on annonçait tout de go « La France va détruire
10.000 chaussées de moulins », cela aurait un impact considérable dans l’opinion. Mais en annonçant « la France va effacer 10.000 seuils pour rétablir la continuité écologique des cours d’eau », personne ne s’émeut. Tout le monde comprend que la suppression d’obstacles indésirables va permettre aux rivières de retrouver leur bon fonctionnement « naturel »!
Cette formule ne reste pas orpheline. Il faut habiller le contexte, rendre les actions projetées indolores. D’autres termes sont ajoutés au lexique de la manipulation de langage.
Le verbe « effacer » remplace les verbes « casser » ou « démolir ».
Pour ces acteurs « environnementalistes », les moulins et leurs ouvrages sont les symboles de privilèges exorbitants qu’il faut abolir. L’objectif réel, le but à atteindre est de les détruire. Ils ne peuvent employer de verbe trop dur. Pour atténuer la force de « démolir », « détruire » ou « casser », on va employer le verbe « effacer », acception douce, policée, très éloignée de son sens premier, mais si symbolique de la volonté cachée qu’elle sous-tend. Qu’efface-t-on habituellement : le tableau d’une classe, une erreur et surtout l’histoire matérielle. L’objectif est d’instiller dans les esprits que la chaussée et son moulin sont des erreurs de l’histoire, qu’ils n’auraient jamais dû exister. Il faut surtout prouver qu’ils sont néfastes au bon fonctionnement de toute rivière !
Le mot « seuil » remplace le mot « chaussée ».
Les chaussées de moulins et parfois d’irrigation, forment un corpus de bâtiment dépourvu de connaissances.
Une chaussée est un ouvrage hydraulique indissociable du moulin et de l’usine hydraulique, un artifice, une prise d’eau, submersible, établie dans le lit mineur de la rivière et orientant une partie du débit de la rivière par un canal vers les moteurs de celui-ci. Au sens juridique du terme, c’est un accessoire du moulin. En droit civil, cela signifie qu’il (l’accessoire) est « lié à un élément principal et qui en prend les caractéristiques fondamentales. L’accessoire suit le principal. » (Dictionnaire juridique du droit français).
Le répertoire universel et raisonné de jurisprudence du magistrat Philippe-Antoine Merlin de Douai, publié en 1812, précise que « un moulin ne peut être un moulin sans sa prise d’eau ». En effet, « le canal qui conduit l’eau au moulin n’est pas seulement un simple accessoire ou dépendance, mais plutôt que c’en est une portion inséparable, et qui, prise conjointement avec les bâtiments, ne fait qu’une même chose ; par conséquent, celui qui est propriétaire du moulin l’est aussi du canal qui conduit l’eau ». Rares sont les études menées sur leur histoire, architecture et construction (Azéma 1982). Leur destruction n’en est que facilitée.
L’objectif des associations environnementales est de dévitaliser le moulin en visant le maillon faible, l’ouvrage le plus exposé : la chaussée. Pour remplacer le mot « chaussée de moulin », dès la fin des années 1990, elles vont chercher le mot « seuil ». Un « mot valise », parfait, loin de la réalité concrète du moulin.
Seuil (Littré) : « Pièce de bois ou de pierre qui est au bas de l’ouverture d’une porte et qui la traverse », « Dalle en pierre ou sole en bois sur laquelle repose un vannage ». Dans le même temps, pour semer la confusion, on emploie aussi indistinctement les mots : barrage, digue, jetée. On noie le poisson dans l’eau pour mieux le tuer.
Le vocabulaire de l’administration s’épure lui aussi. Nous pouvons le constater dans le « Glossaire sur l’eau », disponible sur le site d’ »Eau France » (Onema, Office international de l’eau). Cet outil a procédé au nettoyage lexicologique de tous les termes techniques employés pour définir le système hydraulique associé aux moulins et usines : chaussée, moulin, usine, thalweg, érosion régressive, remous, vanne de décharge, etc… n’y figurent pas.
Cette construction lexicologique et idéologique n’a qu’un réel objectif, la dénaturation et l’élimination physique des chaussées de moulins. Voyons maintenant les conséquences que la destruction programmée des chaussées de moulins aura sur la gestion future de l’eau et de notre cadre de vie.
2 Les conséquences de la destruction programmée des chaussées de moulins sur notre cadre de vie
2.1 Présentation des arguments à charge
Pour habilement intégrer dans la LEMA, le programme de destruction de chaussées au niveau national, il a fallu, sans preuve, sans étude scientifique, monter un dossier à charge et diaboliser ces humbles ouvrages hydrauliques parfois millénaires. Les arguments développés en faveur de l’éradication des chaussées sont les suivants :
- elles empêchent l’écoulement linéaire des rivières
- elles empêchent le transit des sédiments
- elles empêchent la circulation des poissons
- elles provoquent le réchauffement de l’eau
- elles provoquent l’eutrophisation de la rivière.
Pour rappel, toutes les rivières d’Europe et de France en particulier, sont couvertes de moulins et de chaussées et en équilibre avec l’environnement depuis plus de 12 siècles.
Aveuglés par leur désastreuse ambition, les acteurs associatifs de l’environnement scient la branche sur laquelle ils sont assis. Leurs méconnaissances globales, en géographie, histoire, ethnologie, architecture, économie, bref en analyse systémique, sont indigentes et terriblement dangereuses pour notre avenir.
Qu’en est-il du rôle réel des chaussées sur la vie des rivières et des territoires ?
2.1.1. L’écoulement linéaire des rivières
La chaussée de moulin est un ouvrage de faibles dimensions intégré dans le lit mineur de la rivière et dans son environnement. Elle laisse l’eau circuler librement depuis 12 à 15 siècles selon les régions. Si ces constructions avaient posé problème, nos ancêtres y auraient remédié très rapidement en les supprimant. Leur existence historique, leur pérennité et leur usage, sont des preuves irréfutables de leur intégration positive tant sur les plans écologique, économique, social qu’hydraulique. Les chaussées de moulins ne sont pas des obstacles à l’écoulement des rivières. Elles ne créent pas de discontinuité de l’écoulement et laissent passer l’eau. Elles ne correspondent pas à la définition de ce mot trouvée dans le Littré (1882) : obstacle : « Ce qui arrête, s’oppose ». Sur nos rivières, les principaux obstacles sont les ouvrages qui s’élèvent verticalement : les ponts (piles, tabliers, culées), les barrages hydrauliques qui occupent le lit mineur et le lit majeur des cours d’eau, les retenues collinaires. Parmi les obstacles, enfin, il ne faut pas oublier les discontinuités topographiques naturelles, les cassures du relief qui crééent du vide infranchissable, à l’origine des grandes cascades.
2.1.2 Le transit des sédiments
Ouvrages totalement submersibles, les chaussées de moulins et d’usines sont des freins à l’érosion des rivières et régulent la circulation des sédiments. Ce ne sont pas des obstacles.
Effectivement, des sédiments se déposent dans la zone du remous, en amont de la chaussée. Ce dépôt n’est que temporaire, à l’image de ce qui se passe lorsqu’un arbre tombe dans le lit, ou que des castors érigent une chaussée en bois. À la première crue, ils sont remis en mouvement et migrent vers l’aval. Sans les chaussées, le lit des rivières en serait modifié et l’eau divaguerait dans toute leur largeur, en chéneaux entrecroisés.
2.1.3 Circulation du poisson et échelles à poisson
La chaussée fait obstacle à la circulation des poissons. Cet argument est inexact. Depuis au moins 1.200 ans, ceux-ci ont toujours franchi les chaussées des moulins et d’usines transmettant ainsi leurs gènes sauteurs à leur descendance. Les rapports des ingénieurs des Ponts et Chaussées du XIXe et du début du XXe siècle ne parlent jamais de l’infranchissabilité des chaussées de moulins par les poissons. Il y avait du poisson partout. Cette information est un apport historique majeur sur le sujet.
Les chaussées de moulins empêchent surtout les poissons blancs de remonter les cours d’eau. L’injonction d’équiper un moulin d’une échelle à poisson est très souvent infondée scientifiquement. Les ouvrages sont à prix d’or (200.000 à 300.000 € pièce) pour des résultats minces et critiquables. Cette mesure est, de plus, discriminatoire. Le problème est ailleurs. La circulation du poisson est surtout impossible dans les secteurs amont des bassins-versants, là où se trouvent les frayères, à savoir au pied des grands barrages, des cascades naturelles, des cataractes et des retenues collinaires sur lesquels aucun ouvrage de franchissement n’a été prévu, ni construit (Fig. 4).
Fig 4. Cahors – Moulin Saint-James (Lot) – Photo J-P H Azéma
2.1.4 Le réchauffement des cours d’eau, l’eutrophisation et pollution de l’eau
Ces critères sont le résultat d’une réduction assez drastique du volume l’eau circulant dans les rivières et d’une pollution croissante de celle-ci. En aucun cas les chaussées de moulins ne peuvent être responsables de cet état de fait. Au contraire, l’eau qui coule sur la chaussée dégrade l’excès d’azote, provoque une oxygénation par brassage et concourt à l’enrichissement en oxygène de celle-ci. Cela abaisse aussi la température de l’eau. Autant d’éléments favorables à la faune piscicole.
Le réchauffement des cours d’eau est le fruit d’un ensemble d’actions extérieures au rôle attribué aux chaussées de moulins et d’usines. C’est un phénomène naturel lié à la variabilité du débit des rivières au fil de l’année et principalement en période estivale, lors de la phase appelée d’étiage. En France, cet amenuisement de la masse d’eau circulante est notoirement aggravé par la fuite rapide des eaux consécutive au drainage de près de 30.000 km2 de zones humides, (surface cumulée des départements de la Dordogne, de la Gironde, et des Landes), effectué depuis plus de
60 ans :
- en arrachant des dizaines de millions de km de haies
- en construisant des barrages hydrauliques et des retenues collinaires
- en encourageant les cultures voraces en eau et les pompages agricoles durant l’étiage
- en développant les réseaux d’adduction d’eau de source.
Il résulte aussi des prélèvements toujours plus importants de l’agriculture pour l’irrigation des cultures. La pollution aux nitrates, pesticides, en est un sous-produit. Reste aussi l’incurie à traiter les médicaments, hormones etc… dans les stations collectives de traitement et d’épuration de l’eau.
2.2 Les impacts négatifs cachés de la destruction des chaussées de moulins
2.2.1 Sur le milieu naturel et la rivière
La disparition des nappes alluviales
La destruction des chaussées a aussi pour conséquence l’abaissement du niveau de la nappe phréatique associée au remous (zone de stockage) de la chaussée, de la nappe alluviale et du niveau des puits qui en dépendent. Elle rend impossible les cultures pratiquées dans ces zones alluvionnaires. Elle fait disparaître une masse d’eau stratégique considérable stockée en amont des chaussées.
L’accroissement de la capacité d’érosion en période de crues
Sans chaussées, l’eau n’est plus freinée. Il en résulte les risques suivants (Fig. 5) :
- un accroissement très important de la sa vitesse d’écoulement
- une augmentation de la charge
- une modification de la direction des écoulements
- une érosion régressive
- une érosion des berges et du fond du lit
- la chute des arbres formant la ripisylve entraîne la création d’embâcles
- un déséquilibre dans les transports solides. La masse de sédiments mise en mouvement est alors très nettement augmentée, ainsi que la capacité érosive du cours d’eau dont la charge est accrue. Cela provoque des colmatages massifs dans les sections aval des rivières où la pente est très faible, comme cela s’est historiquement vérifié dans ceux de la Gironde, de la Loire, de la Somme
- une montée plus rapide et plus violente du niveau de l’eau, ce qui constitue une menace pour les populations des villes et villages établis en aval, sur les berges avec un risque d’inondation accru.
Entre 1860 et 1882, le forestier Lucien Albert Fabre, fut l’artisan de la RTM (Restauration des Terrains en Montagne) et engagea la construction de centaines de chaussées en pierre, pour freiner l’érosion des sols et des thalwegs, dans le massif de l’Aigoual et le bassin de la Haute-Ubaye.
Fig 5. Salles-La-Source / La Cascade (Aveyron) – Photo J-P H Azéma
La destruction programmée et massive des chaussées de moulins engagée est en réalité le plus important recalibrage jamais engagé par l’État.
Voici comment le site internet de l’Agence de l’eau Rhône-Méditerranée et Corse, définit le recalibrage dans le glossaire sur l’eau publié sur le site « Eau – France »: « Il s’agit de l’intervention sur une rivière consistant à reprendre en totalité le lit et les berges du cours d’eau dans l’objectif prioritaire d’augmenter la capacité hydraulique du tronçon. Cela implique l’accélération des flux et donc l’augmentation des risques de crues en aval. Il s’agit d’une intervention lourde modifiant profondément le profil en travers et le plus souvent le profil en long du cours d’eau, aboutissant à un milieu totalement modifié : suppression de la végétation des berges, destruction de l’habitat piscicole, etc… ». L’impact négatif de cette action sera d’une gravité inégalée. Les Agences de l’Eau qui incitent à la destruction des chaussées sont devenues paranoïaques ! C’est vraiment insensé.
L’accroissement de l’eutrophisation des rivières
Sans chaussée, la rivière est réduite à une mince nappe d’eau qui s’étale, concentre les polluants, et se réchauffe très vite. L’oxygène dissout baisse en teneur et la vie devient difficile.
Une perte importante de biodiversité
Sur la plupart des rivières, les chaussées de moulins et leurs remous sont les dernières zones humides. En été, ce sont aussi des réserves d’eau stratégiques, des espaces de sauvegarde de la biodiversité aquatique. Les frondaisons qui les couvrent, partiellement ou totalement, empêchent le réchauffement de l’eau. Le remous forme une importante masse d’eau qui ne peut se réchauffer que très faiblement en surface, là où le couvert boisé n’est pas opérant. L’eau fraîche du fond sert de refuge à nombre d’espèces aquatiques. Durant l’étiage et depuis plus de 12 siècles, les poissons se sont adaptés, préférant vivre dans les espaces momentanément cloisonnés que de trépasser dans de minces filets d’eau chaude impropres à leur développement.
2.2.2 Des conséquences incalculables sur le patrimoine et l’économie
2.2.2.1 Sur le patrimoine historique, architectural, archéologique et paysager
L’eau n’est pas qu’un bien naturel dont l’usage serait réservé au seul bénéfice de la faune piscicole. L’intégration environnementale et paysagère des artifices hydrauliques est maintenant actée depuis 12 siècles.
La chaussée est un ouvrage bâti particulier, indissociable du moulin ou de l’usine. La détruire, c’est aussi détruire le moulin qu’elle sert. C’est une construction ayant nécessité la maîtrise de techniques rares et complexes. C’est un élément intégral du patrimoine architectural, technique, paysager, ethnographique et archéologique.
2.2.2.2 Le dérasement de la chaussée et ses conséquences
« Déraser » une chaussée change la consistance légale de l’ouvrage. Abaisser le niveau de la crête d’une chaussée revient à porter atteinte au droit fondé en titres pour la prise d’eau. L’ouvrage ne dispose plus des caractéristiques qui étaient les siennes lors de la nuit du 4 août 1789.
Sur le plan architectonique, la structure du bâti est désorganisée, fragilisée. On ne donne pas « un coup de rabot » sur un bâtiment sans étude préalable de structure, de statique et de solidité. Malheureusement, pour l’heure, aucune publication scientifique de référence, au niveau national ni même international, n’existe sur ces ouvrages. À titre personnel, j’ai déjà œuvré sur ce thème (Azéma 1982) qui n’a jamais motivé de recherches systématiques et scientifiques. Ce type de construction doit être étudié de toute urgence.
Préconiser la destruction systématique des chaussées sans usage, sans étude architecturale, archéologique, ni leur rôle dans l’écoulement global de la rivière est une lourde erreur et très assurément une très grave faute.
2.2.2.3 La disparition des nappes alluviales et ses effets directs
Supprimer les chaussées entraînera la disparition de nappes alluviales associées aux rivières et dans lesquelles sont établies les fondations des constructions voisines : ponts, quais, maisons, édifices publics, monuments historiques, ou ensembles monumentaux protégés, etc… L’abaissement du niveau de la nappe, voire sa disparition, sera très certainement la cause de nombreux désordres dans les structures bâties. La dessiccation des sols modifiera la statique des constructions. Des tassements et des fissures pourront apparaître ensuite au sein de la maçonnerie des ouvrages.
2.2.2.4 La perte d’un patrimoine économique
Sur le plan énergétique : cela dévalue, dégrade ou détruit le site producteur d’énergie, par abaissement de la hauteur de chute et par conséquent de la puissance énergétique produite. C’est une perte de potentiel de production d’énergie souveraine pour la Nation.
Sur le plan touristique : les miroirs des remous servent en de nombreux lieux à la pratique de sports nautiques ou de baignade. Les moulins et leurs systèmes hydrauliques, leurs accessoires, chaussées, canaux se sont intégrés dans l’espace naturel et ont généré un nouvel espace économique et culturel. Les plans d’eau qui s’échelonnent le long de l’Aveyron à Saint-Antonin-Noble-Val (Tarn-et-Garonne)
(Fig. 6), sont intrinsèquement liés à l’identité de la commune et sont indissociables de sa notoriété. Ce sont des éléments culturels et paysagers incontournables. Le tourisme aquatique est un gros pourvoyeur d’emplois.
Fig 6. Saint-Antonin-Noble-Val / Chaussée bipolaire des Moulins de Roumégous et de Fontalès (Tarn et Garonne) – Photo J-P H Azéma
2.3- Le rôle stratégique des chaussées de moulins en période de sécheresse
2.3.1 En matière de lutte contre les incendies et de sécurité civile
Au cours de la très forte sécheresse de l’été 2003, une fonction de stock stratégique a été démontrée pour l’eau contenue dans la zone de remous des chaussées. Il s’agit de la lutte contre les incendies. Les pompiers connaissent ces stocks d’eau. Ils les recensent, pour les utiliser en cas d’interventions exceptionnelles.
2.3.2 Dans le domaine agricole et de l’élevage
La masse d’eau du remous est aussi indispensable à l’équilibre de la rivière et à la cohésion des sols qui la bordent. Elle est essentielle aux activités agricoles, maraîchage et jardinage, qui la longent. Toujours durant la sécheresse de l’été 2003, les chaussées de moulins furent les seuls points d’eau permanents. La zone de remous assurait l’abreuvage de troupeaux, des animaux sauvages, et préservait la faune aquatique d’une disparition assurée.
2.3.3 Dans le domaine de la fourniture d’eau potable à la population
Enfin, un grand nombre de collectivités s’approvisionnent en eau dans la nappe alluviale associée et dépendant d’une chaussée.
Conclusion
L’histoire nous démontre que, sans l’énergie hydraulique, la France ne serait pas la France. Toute notre industrie fut basée sur l’exploitation respectueuse de la force des rivières. Ailleurs, en Europe, aucun kWh hydraulique n’est perdu ! Tous les moulins exploitables fonctionnent.
En France, depuis 70 ans, tout a été fait pour décourager le maintien de ces bâtiments producteurs d’énergie hydraulique. Toutes les lois sur l’eau se sont attachées, les unes après les autres, à rendre impossible le fonctionnement harmonieux de ces établissements.
Début mars 2016, l’Agence de l’Eau « Adour Garonne » a lancé un « appel à projet pour la destruction de 1 400 chaussées de moulins. Des ouvrages perturbent le fonctionnement des rivières » (sic).
Pour appâter les clients, on leur offre une carotte financière de 3400 € en moyenne par ouvrage démoli. Un montant ridicule qui ne représente que l’équivalent du prix de construction d’à peine un mètre de chaussée.
La destruction des chaussées de moulins porte une atteinte directe à un bien historique, au patrimoine hydraulique de la Nation. Cette opération, financée par les contribuables, par le biais de la taxe sur l’eau, affaiblit financièrement la France, dénature ses rivières et son patrimoine, ses paysages et hypothèque son avenir énergétique.
Au lieu de dépenser des sommes faramineuses à casser les chaussées de moulins, à détruire notre environnement et notre richesse en eau, ne pourrait-on pas inciter les meuniers, usiniers, propriétaires de moulins à restaurer leurs ouvrages ? Avec le même argent qui embellirait les paysages de la France, multiplierait les biotopes aquatiques, assurerait l’indépendance énergétique du pays, en produisant une énergie stratégique et souveraine.
Eléments de Bibliographie :
Azéma Jean-Pierre Henri
Les moulins de France menacés de disparition
In, Le monde des moulins, N°9 et 10 / Juillet et Octobre 2004, pp7-9 et 3-5
Les moulins à eau de France : Géographie et typologie.
In, Le Roudet N°2 janvier 2001, 44 pages
les moulins de la haute vallée de l’aveyron : En amont de Rodez (inédit). 171 pages.
Pour la cellule du Patrimoine Industriel, et la D.R.A.C. Midi-Pyrénées. 1987
les moulins à eau en aveyron : Technologie et maîtrise spatiale (inédit).
Pour l’obtention de la thèse de Doctorat de troisième cycle en géographie de l’aménagement.
Trois volumes. 585 pages, trois cartes h.t. un atlas de 100 plans et cartes. 1987
La vallée du Rance (Aveyron) : Etude géographique en vue d’aménagements (Inédit).
Pour l’obtention de la Maîtrise en géographie (Master 1). Université Paris-XII Val-de-Marne. UER de Lettres. Étude d’un bassin versant et des chaussées implantées sur le Rance.
1 volume de texte 106 pages. 1982
1 Atlas des chaussées du Rance, 50 ouvrages répertoriés et décrits, 59 pages.
Lucas, Adam Robert (2005)
Industrial milling in the ancient and medieval
Europe.
Technology and culture. Vol 46 N°1, pp.1-30
à propos de l’auteur :
Consultant – Expert – Auteur – Conférencier
Spécialiste du Patrimoine Industriel et des moulins.
Histoire des rivières et de l’énergie. Docteur en Géographie, diplômé de l’université Paris IV-Sorbonne-CNAM. titulaire du Master Juturna, spécialisé en Etude d’Impact et Environnement
Chercheur associé au Laboratoire Framespa CNRS/UMR 5136 Université Toulouse Jean Jaurès.
Co-président de l’Association « Les moulins du Languedoc ».
Jean-Pierre Henri Azéma
Paru dans le Monde des Moulins n°59 – Janvier 2017
4 commentaires
Berg · 11 avril 2023 à 21 h 40 min
Ça fait déjà plus d’une décennie que nous gueulons contre cette technocratie en cravate qui n’a jamais chaussé une paire de bottes… et qui se permet de nous donner des leçons d’écologie… http://projetbabel.org/fluvial/niouz-37_Debarrage.htm
NousSommesEnGuerre · 6 avril 2023 à 10 h 18 min
Bravo pour ce texte riche d’enseignement. Le combat est décidément sur tout le front. ils s’acharnent contre les églises, les moulins, l’histoire, la culture et les fondamentaux de notre civilisation.
L’écologie est le fantassin de ces communistes et l’eau leur enjeu primordial. Qui contrôle l’eau contrôle les peuples, et ils n’auront de cesse d’utiliser toutes les tactiques possibles pour détruire l’indépendance de l’homme et le contrôler. Il n’y a aucune discussion possible avec cette élite qui agit dans l’ombre des gouvernements. Ils ont un but et n’en dévieront pas, si ils ne réussissent pas à changer les règles sur cette génération, ils réaliseront leurs objectifs sur la prochaine.
Le temps est leur allié, la division du peuple leur credo.
Si les gens ne se rendent pas compte qu’il faut se rebeller aujourd’hui contre eux, ils imposeront aux prochaines générations, une dictature silencieuse, sans précédent dans l’histoire de l »humanité.
Notre force est dans le nombre. Entraidez-vous, Unissez-vous, Battez-vous !
Et ils ne pourront plus jamais rien contre nous.
DELAUNAY Madeleine · 5 janvier 2021 à 22 h 21 min
L’enquête publique en cours (Décembre 2020-Janvier 2021) soit disant commandée par la Collectivité d’Agglomération de Cherbourg n’est qu’en fait une mascarade pour donner un fondement pseudo scientifique à ce qu’un langage nouveau de l’Administration appelle » LA CONTINUITE ECOLOGIQUE ».
Cette notion nouvelle ne porte en rien les espérances de ceux qui la proclame haut et fort , aucune étude scientifique n’en définit la nécessité absolue . Cette invention de continuité écologique est un détournement de la loi cadre de la Directive Européenne 2000/60/CE sur la qualité de l’eau qui ne stipule en aucune manière la destruction programmée des chaussées, seuils et moulins de l’Europe.
Les atouts d’une eau de qualité ne passe pas obligatoirement par la destruction des moulins, celle-ci étant mise à mal par les l’Urbanisation frénétiques, l’agriculture intensive avec ses phosphates et ses nitrates, le NON ENTRETIEN GENERAL du lit et des berges délaissé depuis plus d’un quart de siècle , sous menaces de représailles judiciaires pour qui oserait y mettre la main sans avoir rempli au préalable une demande écrite en bonne et due forme, la bureaucratie française ayant le renom d’être la plus compliquée de toute l’Europe.
Avant de mettre en action les pelles mécaniques comme une fatalité, discutons et donnons à l’homme l’occasion de se comporter intelligemment, c’est mon souhait le plus cher.
Mme Delaunay.
QUITTET · 6 août 2020 à 6 h 57 min
La loi et ceux qui la font, programmée par les ennemis de la France,
entreprend ici encore une destruction systématique de tout ce qui
a fait notre histoire, sans souci, et disons même avec délectation, des
misères qu’elle engendre!