Le site des Moulins de France
ArabicBasqueBelarusianBulgarianCatalanChinese (Simplified)CzechDanishDutchEnglishFinnishFrenchGermanGreekHebrewHungarianItalianJapaneseLithuanianNorwegianPersianPolishPortugueseRomanianRussianSpanishSwedishTurkishUkrainian

C’est une loi physique : les informations fausses se propagent plus rapidement que les informations vraies. Voici un exemple dans le domaine de l’histoire des moulins à vent.

Marc Rapin, ingénieur à l’Onera (Office national d’études et de recherches aérospatiales, créé en 1946), dans son livre L’Énergie Éolienne (Dunod, 2ème édition, 2014, p.291), fait débuter ce qu’il appelle « l’éolien moderne » avec un dessin du fameux ouvrage de Bernard Forest de Bélidor, l’Architecture Hydraulique. Ce dessin, reproduit ici sur la figure 1, montrerait, d’après lui, le « moulin à vent de M. Parent » et la « première évocation connue » du principe des éoliennes de pompage, avec gouvernail et ailes vrillées. C’est tout à fait faux, et je me permets d’essayer de rectifier son propos.

Figure 1 : Dessin de Bernard Forest de Bélidor dans l’Architecture Hydraulique © BNF-Gallica

Tout d’abord, beaucoup des premières éoliennes n’avaient pas de gouvernail. Ce sont les « vaneless » américaines, qui s’orientaient seules grâce à un rotor en forme de cône, recevant le vent par l’arrière. Les premières éoliennes françaises, celles d’Amédée Durand, construites entre 1828 et 1860, sont plus anciennes que les « vaneless » et fonctionnaient aussi de cette manière (« Le moteur à vent de M. Amédée Durand » – Systèmes Solaires, n°222, 2014, p.58-60). Par ailleurs, les ailes vrillées ne sont pas du tout réservées aux éoliennes, elles ont équipé de nombreux moulins à vent [1]. De plus, les éoliennes multipales de pompage ont des ailes en bois ou en tôle qui sont toujours droites, parfois concaves, mais non vrillées.

Ensuite, en ce qui concerne le dessin du prétendu « moulin à vent de M. Parent », Rapin ne cite pas directement les fameux savants Bélidor et Parent, tous deux académiciens, mais plutôt un technicien beaucoup moins réputé, Henry Lanoy, auteur des Aéromoteurs Modernes (Girardot, 1944), un ouvrage pionnier contenant le texte suivant :

« L’ancêtre des aéromoteurs (1735). Moulin à vent servant à l’élévation de l’eau, de M. Parent, avec véritable hélice (4 pales, entoilées) décrit dans le fameux ouvrage de Belidor « Architecture Hydraulique » (1737) Tome II Livre 3. Chapitre II « De la théorie des machines mues par le vent, et de la manière d’en calculer l’effet ». On retrouve la disposition des aéromoteurs actuels à gouvernail et hélice. On peut lire dans l’ouvrage la phrase suivante : « Mais des ailes elliptiques paraîtraient si extraordinaires qu’on oserait se flatter que l’usage les adoptât quoique plus avantageuses de toutes. » Une fois de plus… l’hélice éolienne est venue trop tôt en tant qu’invention, et les ailes de moulins à vent devraient conserver encore durant des siècles leur forme classique à si faible rendement…  »

Henry Lanoy était un enseignant en électricité et aéronautique dans une école professionnelle, ingénieur-conseil actif dans les années 1940 à 1960, et auteur de nombreux ouvrages de pédagogie technique. Il se trompe à plusieurs reprises au sujet de ce prétendu « moulin à vent de Parent ».

Tout d’abord, la date exacte du dessin est 1739, pas 1735 ni 1737. La référence exacte du passage de Bernard Forest de Bélidor traitant des moulins à vent, où se trouve le dessin reproduit sur la figure 1, est donnée en [2].

Ensuite, le moulin attribué à Parent par Lanoy est décrit p. 50-51, de l’Architecture Hydraulique de Bélidor comme un exemple de l’utilisation du vent, sans que le nom de Parent soit cité et sans aucune explication concernant la forme originale des ailes. Bélidor écrit qu’il est « assez bien imaginé », on peut donc en déduire qu’il s’agit d’un moulin à vent qu’il a vu, en dessin ou en réalité, mais qu’il n’a pas inventé lui-même. Il décrit d’autres moulins à vent avec d’autres planches, aucun n’étant attribué à Parent.

Henry Lanoy se trompe donc avec l’utilisation du terme « elliptique », qui ne signifie ni vrillé ni en forme d’hélice, et en attribuant à Parent le moulin dessiné par Belidor. Plutôt spécialiste d’aéronautique, H. Lanoy devait, par contre, connaître les ailes d’avion elliptiques, celles du Spitfire par exemple, mais c’est un autre sujet sans rapport direct avec les moulins à vent.

Figure 2 : Définition de l’ellipse d’où sont tirés les secteurs constituant les ailes imaginées par Parent. Dessin M. Lajoie-Mazenc

Pour lever cette mauvaise interprétation, il suffit d’examiner les travaux d’Antoine Parent en rapport avec les moulins [3], résumés ici :
Il a fait construire et essayer en plein vent un petit modèle à deux ailes rectangulaires pour faire « entendre sa formule de mesure aux ouvriers les plus grossiers « . Ces ailes ont
9 pouces de haut largeur et 33 de hauteur (25 sur 90 cm). Une cordelette est enroulée sur l’axe et soulève un poids.
Parent trouve l’équilibre, suivant la force du vent, à 10-18 livres (environ 5 à 9 kg). Avec cette petite expérience, il précède d’un demi-siècle les célèbres recherches du savant anglais Smeaton.
Parent a également étudié la forme des ailes. Il a mesuré des ailes traditionnelles et a trouvé des bras de 32 pieds de long (10 m) et une toile de 27 pieds sur 7 (9 x 2,3 m).
Il voit une aile comme un levier, où le vent agit sur son « centre d’impression », et où « plus le Levier du Vent sera long, & plus le Vent agira avantageusement ».
Il propose aussi une nouvelle forme d’aile : « M. Parent donne d’abord à l’aile une figure qu’on y a jamais vu, il veut que ce soit un secteur d’une Ellipse dont le centre soit celui de l’Axe ou Arbre du Moulin « ( [3], 1711, p.95 ) .
Il s’agit par conséquent d’ailes en forme de secteur d’ellipse. Cette ellipse est définie comme étant l’intersection du « cylindre de vent » (cylindre qui a pour base le cercle décrit par les extrémités des ailes en rotation) et d’un plan correspondant à la surface de l’aile, comme illustré sur la figure 2.

Le plan de l’aile est incliné par rapport à l’axe du cylindre de vent de « l’obliquité la plus avantageuse « , que Parent évalue par calcul à 55 degrés. Les ailes sont donc simplement inclinées, sans être vrillées.
De plus, Parent précise que les ailes « occupent tout l’espace sur lequel le vent peut tomber  »
( [3], 1712, p.2186 ). Mais, à ce niveau, ses écrits laissent planer une ambiguïté, car il dit aussi : « L’Aile elliptique est pleine, mais pour avoir son centre de pesanteur il faut savoir quelle portion elle est de l’Ellipse, si ce secteur en est 1/2, ou 1/4 ou 1/6 partie ou, ce qui revient au même, si on veut donner au moulin 2 Ailes, ou 4, ou 6… »
Dans la mesure où les publications de Parent disponibles ne comportent pas de dessins, on ne sait donc pas exactement s’il préconise une largeur angulaire du secteur d’ellipse est limitée à 360 degrés divisés par le nombre d’ailes ou bien une largeur légèrement supérieure pour occuper toute la section du cylindre de vent.

Un calcul, basé sur des relations trigonométriques, de la largeur angulaire nécessaire pour une occupation totale du cylindre de vent, donne :

  • un angle de 101,36 degrés (au lieu de 90 degrés), dans le cas d’un moulin à 4 ailes,
  • un angle de 70,36 degrés (au lieu de 60 degrés), dans le cas d’un moulin à 6 ailes.

Les figures 3a et 3b illustrent les deux possibilités dans le cas d’un moulin à 6 ailes.

Figure 3a : Vues de face et de côté d’ailes elliptiques « occupant tout l’espace » (70,36 degrés). Dessin M. Lajoie-Mazenc

 

Figure 3b : Vues de face et de côté d’ailes elliptiques de largeur angulaire 60 degrés. Dessin M. Lajoie-Mazenc

 

Quoi qu’il en soit, ces ailes présenteraient d’après Parent deux avantages qui rendraient ce qu’il appelle les « moulins à vent elliptiques » plus puissants que les moulins ordinaires :

  • les ailes occupent tout l’espace disponible (ou presque tout) dans le cylindre de vent de manière à mieux capter le vent
  • le centre de gravité de ces sections d’ellipse est plus éloigné de l’axe que celui d’une aile rectangulaire de même longueur, même surface, ce qui leur permet d’agir avec plus de force.

C’est cette argumentation qu’a dû lire Bélidor et qui l’a conduit à parler des ailes elliptiques dans la phrase citée par Henry Lanoy, sans toutefois s’attarder sur le sujet ou même dessiner ces ailes.
En fait, le dessin de Belidor n’a pas de rapport avec Parent, Henry Lanoy s’est fourvoyé et d’autres après lui, comme par exemple un auteur anglais, E. W. Golding, qui a écrit The Generation of electricity By Wind Power (1955). Cet auteur est pionnier du sujet, encore lu aujourd’hui, ce qui nous vaut la diffusion épidémique d’une idée fausse, notamment sur Internet.
Un auteur plus rigoureux, le physicien et ingénieur anglais John Smeaton, a repris les idées de Parent lors d’expériences au milieu du 18e siècle. On dispose de la traduction par Pierre-Simon Girard de l’ouvrage de J. Smeaton [4], où l’on peut lire :
« Quelques personnes ont imaginé que plus les ailes présentent de surface, plus la machine offre d’avantages. Elles ont proposé, en conséquence, de couvrir de voile la surface entière comprise entre les rayons des ailes, de manière qu’en faisant de chacune un secteur d’ellipse, suivant la proposition de M. Parent, le cylindre de vent qui agit sur les ailes fût entièrement intercepté, et devînt ainsi capable de produire le plus grand effet possible ».
Smeaton expérimente deux modèles de moulins à ailes elliptiques, mais avec des ailes légèrement vrillées, de 22° à 10°, ce que n’indiquait pas Antoine Parent. Il trouve que « au-delà d’une certaine limite, plus la surface de l’aile est grande, et moindre est l’effet de la machine ». Le vent doit pouvoir passer entre les ailes, « s’échapper après avoir exercé son action « .
Un savant français, Gérard-Joseph Christian, directeur du Conservatoire des Arts et Métiers, reprend, dans son Traité de Mécanique Industrielle (1823, t.II, p.4), le texte de Smeaton traduit par Girard cité ci-dessus, textuellement et sans mentionner les auteurs.
Il conclut par un avis personnel :  » Ce n’est pas seulement dans la vue de laisser au vent la liberté de s’échapper, après son impulsion, qu’on ne donne pas aux voiles trop de largeur, mais encore pour se mettre à l’abri des accidents que la violence du vent pourrait occasionner, sur des ailes qui, laissant entre elles trop peu d’espace pour le passage du vent, auraient peine à résister à cette violence ».

On peut enfin remarquer que Parent, bien que persuadé de l’intérêt de son invention, n’était pas optimiste quant à son devenir lorsqu’il écrivait :
« Des Ailes de Moulin elliptiques seraient quelque chose de si nouveau, qu’il n’est guère permis d’espérer que l’usage commun les adopte ». Il avait raison quant à l’avenir de son invention, mais si ses ailes n’ont pas été adoptées ce n’est pas à cause de leur surplus d’originalité, mais plutôt en raison de leur manque d’efficacité…

Pour terminer, en guise de conclusion, on peut se demander quel moulin Bélidor a bien voulu représenter sur le dessin reproduit en figure 1 et si mal interprété par certains auteurs.
Les moulins à vent que Bélidor décrit dans l’Architecture Hydraulique sont, semble-t-il, surtout des moulins hollandais de pompage. Nous pensons que Bélidor a tenté de représenter sur son dessin les ailes vrillées des moulins que les Néerlandais appellent « moulins de prairie » (weidemolen). Il est possible qu’il s’agisse d’un type ancien, mais ces ailes étroites semblent bien improductives et très différentes des traditionnelles ailes flamandes, vrillées et équipées d’un bord d’attaque en bois.
Il faut dire que la spécialité de Bélidor était plutôt l’hydraulique, et il n’a consacré au vent que quelques pages de compilation.

Antoine Parent (1666-1726) a été un des premiers savants à entreprendre des recherches théoriques et expérimentales sur l’énergie éolienne. On sait que Parent fut un grand pionnier d’une « Science des Machines », un précurseur de l’étude moderne et scientifique des moulins. Il avait la conviction que les mathématiques pouvaient être utiles pour résoudre les problèmes pratiques et que des équations devaient rendre compte du réel.
Il a lancé de nombreuses idées sur l’optimisation de l’utilisation des énergies hydraulique et éolienne, idées qui n’étaient pas forcément correctes ni bien explicitées, comme les ailes elliptiques par exemple, et qui ont de ce fait donné lieu à des malentendus.
Belidor cite Parent à plusieurs reprises dans son Architecture Hydraulique, pour divers problèmes théorico-pratiques de pompes ou d’ailes. Il ne semble pas l’avoir connu personnellement, mais il l’a lu, ce qui est méritoire, car les textes d’Antoine Parent sont particulièrement touffus et son raisonnement est parfois difficilement déchiffrable.
Il faut aussi savoir que ce savant, le « détestable M. Parent », avait un caractère exécrable et était coutumier de disputes violentes avec ses collègues, comme le signale Yannick Fonteneau, dans sa thèse intitulée Développements précoces du concept de travail mécanique – 2011, 766 p., (en ligne sur HAL-archives ouvertes).

 

  1. [1] Michel Lajoie-Mazenc, « Le vrillage des ailes des moulins ?
    Une vraie question, un vrai problème… », Le Monde des Moulins (juillet 2008, n°25, p.7-10)
  2. [2] Bernard Forest de Bélidor, « De la théorie des machines mues par le vent, & la manière d’en calculer l’effet », Architecture Hydraulique (Première Partie, Tome Second, Livre III, Chapitre II, 1739, p. 30-52, planches 1 à 3)
  3. [3] Antoine Parent,
    « Sur la position de l’axe des moulins à vent à l’égard du vent », Histoire de l’Académie Royale des Sciences (HAS) – 1701, p.138-141.
    « Sur la plus grande perfection possible des machines », HAS – 1704, p.323-338.
    « Sur les Moulins à Vent », HAS – 1711, p.93-100
    « Des proportions des figures et du nombre des ailes des moulins à vent verticaux, propre à augmenter la force, et à diminuer les frais le plus qu’il est possible », Journal de Trévoux ou Mémoires pour l’Histoire des Sciences et des Beaux-arts,/ Journal de Trévoux ou Mémoires pour l’Histoire des Sciences et des Beaux-arts, Tome XII – 1712, p.2176-2202.
    (Textes disponibles sur Gallica.fr)
  4. [4] John Smeaton, « Recherches expérimentales sur l’eau et le vent considérés comme forces motrices. Troisième partie :
    « De la construction et des effets des moulins à vent », p.38-68, traduction française en 1810, par Pierre-Simon Girard, d’après le mémoire lu par J. Smeaton à la Société Royale de Londres les 3 et 10 mai 1759. (Texte disponible sur Google books)

Étienne ROGIER – etienne.rogier@gmail.fr
Avec la participation de Michel LAJOIE-MAZENC

Article paru dans Le Monde des Moulins N°70 – octobre 2019

Catégories : HistoireTechnique

0 commentaire

Laisser un commentaire

Avatar placeholder

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *