L’ordre des moines cisterciens fondé à Citeaux en 1098 s’est développé à une vitesse prodigieuse. Dans le sud de la France, en particulier au XIIe siècle, quarante-deux abbayes ont été fondées, et chacune d’entre elles a créé de une à quatorze granges ou fermes à proximité1. L’idée que ces moines étaient des pionniers occupant des régions désertiques non cultivées et sauvages pour les défricher s’est répandue et reste une opinion très ancrée. Les guides qui assurent les visites de certains monastères cisterciens propagent souvent cette affirmation. Même les livrets publiés par les Monuments Historiques, tel celui de l’abbaye de l’Escaladieu, mentionnent cette notion de désert initial.
Est-ce une idée reçue ou une réalité ?
Des travaux effectués aux États-Unis pour répondre à cette importante question ont été publiés par Constance Hoffman-Berman en 1986 : dans tout le Sud-Ouest, quatre-vingt-seize moulins préexistaient, témoignant d’une population abondante, et vingt-neuf ont été construits1. Plus récemment, les recherches d’archives concernant les moulins de Saint–Lys (Haute-Garonne) ont aussi contribué à rejeter ce cliché2.
La commune de Saint-Lys est une bastide typique du Sud-Ouest, fondée en 1280 par paréage entre les moines de l’abbaye de Gimont, propriétaires de la Grange d’Eaubelle à partir de 1148, et le sénéchal Eustache de Beaumarchais, représentant du roi de France3. Subsiste le moulin à vent du XVIIe siècle qui a fonctionné jusqu’en 1947. Devenu une ruine dangereuse et risquant d’être démoli, ce patrimoine a été donné à la commune sous l’impulsion de Denis Sicard et du maire de l’époque, Jacques Troyes, en 1994. L’Association pour la réhabilitation du moulin a été créée et les travaux de restauration terminés en 2000. Les documents d’origine ont été recherchés concernant l’histoire de ce moulin et des quelques autres qui ont disparu. Ayant en main le cartulaire de l’abbaye de Gimont, dans sa version aisément interprétable publiée en 1905, nous avons trouvé ce qui concerne Saint-Lys ainsi que tous les autres actes de l’abbaye même et des cinq granges4. Source de documents authentiques dont les originaux sont aux Archives Départementales d’Auch (photo 1), nous avons été surpris de trouver dans les actes de donation la citation d’un moulin à eau sur l’Eaubelle et d’un autre sur la rivière principale, le Touch. En 1163, Odon et Gérard de Lambès donnent de vastes territoires de la motte de Seysses, terres cultivées et incultes, bois, prés, droits d’eaux, petit et gros moulin et un casal (ferme). En 1164, Yspan de Saiguède abandonne tous ses droits sur le domaine de Saint-Julien d’Eaubelle, sur les casals de Saint-Julien, sur l’anglade qui est
devant le gué du moulin (photo 2), la totalité du territoire clos du moulin, moyennant le versement de 15 sols, une sorte de vente.
En 1166, Bernard-Hugues de Saiguède et son fils donnent à l’abbaye les possessions qu’ils ont dans Saint-Julien avec le moulin de cette grange. Loin d’être anecdotique, on retrouve dix- huit fois la citation de moulins existants dans le cartulaire de Gimont. Tenant compte des confirmations, il y aurait eu onze moulins avant l’occupation par les Cisterciens qui n’en auraient bâti que trois de plus1.
Photo 1 : Cartulaire de l’abbaye de Gimont (1164) – Photo Michel Lajoie-Mazenc
Existe-t-il d’autres documents concernant les moulins dans la région en relation avec l’installation des moines au XIIe siècle ? Dans la thèse récemment soutenue par Stéphane Abadie à l’Université de Toulouse le Mirail en 2015, sur le Temporel monastique dans l’Espace médiéval gascon, l’abbaye prémontrée de la Casedieu (XII-XVIe siècles), on arrive à des constatations analogues5. Les Prémontrés ont trouvé quatre ou cinq moulins quand ils sont arrivés en Gascogne en 1135 : le Moulin d’Arian au sud de Vic-Fezensac et les moulins de St-Jean de Poulge, d’Espalanque et de Ribaute autour de leurs abbayes, sur l’Arros. Ils en auraient peut-être construit quatre au XIIIe siècle.
En estimant que les moulins à eau de Gascogne fournissaient chacun de la farine à plusieurs centaines de familles, il est clair que ces régions étaient très peuplées, ce qui n’est pas surprenant vu la richesse des plaines alluviales. On peut trouver d’autres preuves dans la lecture des cartulaires, non seulement celui de l’abbaye de Gimont mais aussi dans les rares cartulaires conservés jusqu’à nos jours.
En se limitant à la Gascogne et à son voisinage, les abbayes de Belleperche, Berdoues, Bonnefont et Grandselve fournissent de précieux renseignements sur l’exploitation et l’occupation des sols. Les actes mentionnent les casals, les herbages, les jardins, de vastes territoires cultivés, des pâturages ainsi que les droits de passage, de nombreux vignobles, richesse particulière de l’abbaye de Grandselve qui envoyait sa considérable production de vin à Bordeaux par la Garonne.
Photo 2 : Vestige du moulin à eau de Saint-Lys sur l’Eau belle – Photo Michel Sicard
Dans la multitude des contrats, peu évoquent des déboisements, sauf pour les travaux de construction des immenses bâtiments monacaux1. Enfin, bien souvent, l’acquisition, par donation ou vente, incluait des paroisses et des chapelles auxquelles étaient affectées des dîmes. Leur existence témoigne de lieux habités et non désertiques. Pour ne prendre que l’exemple de la grange d’Eaubelle, quatre chapelles ou églises étaient incluses dans les donations. Ne subsistent que les quartiers de St-Julien et de Bruno, les autres ayant même disparu de la toponymie. Citons aussi le chanoine Clergeac dans sa préface de l’édition du cartulaire de Gimont : « Ces terres acquises par les moines n’étaient pas couvertes d’immenses forêts… Dans la commune de Gimont, on comptait quatre églises et dix castra (villages) qui entouraient la ville ».
Le succès agricole et économique des Cisterciens est remarquable.
Grâce à leur structure centralisée, à la concentration des terres en vastes domaines, par dons ou achats achats successifs, plus faciles à cultiver, grâce au développement important de l’élevage assurant la fumure des sols pour augmenter les rendements et en profitant des exemptions des dîmes, des taxes d’entrée et des droits de circulation, ces monastères se sont enrichis. Ainsi, les biens de la grange d’Eaubelle ont pu occuper la majorité du territoire de la future bastide3.
Comment est-on arrivé à cette sorte de croyance des moines défricheurs de terres plus ou moins désertiques ? Les Cisterciens ont introduit de nouvelles pratiques, la recherche d’une vie ascétique, la culture des terres en direct avec les moines converts. La valorisation du travail manuel participe à la prière. Dans les statuts primitifs, les nouveaux
monastères devaient s’installer loin des villes, villas, châteaux et lieux d’activité humaine. En réalité, à part la première fondation de l’Escaladieu à 1050 mètres, à la source de l’Adour, près du Col du Tourmalet, dans un lieu hostile, et la migration au confluent de l’Arroz et du Luz dans une vallée au sol fertile, au pied du château de Mauvezin, les autres abbayes étaient dans de belles vallées, comme par exemple celle de la Gimone pour l’abbaye du même nom ou celle de la Baïse pour l’abbaye de Berdoues. Ces abbayes n’étaient qu’à quelques kilomètres des agglomérations. Il semble qu’il y ait eu des incitations à glorifier la communauté cistercienne pour pousser à des dons de terres habitées.
Les idées reçues sont longues à dissiper.
Références :
1. Constance HOFFMAN-BERMAN . Medieval agriculture, the southern french countryside, and the early cistercians, a study of fourty-three monasteries. 1986. Editor : Transactions of the american philosophical society, vol 76 part 5 ( réédité en 1992)
2. Michel SICARD. Les moulins de Saint-Lys. 2000. Éditeur : Association pour la réhabilitation du Moulin de Saint-Lys
3. Paulin DELAUX et François LIBEROS. Histoire de la bastide de Saint-Lys depuis ses origines jusqu’à nos jours. 1980, rééditée par ECHE Toulouse
4. Abbé CLERGEAC. Cartulaire de l’abbaye de Gimont. 1905 Éditeur : Léonce COCHARAUX Auch. Société historique de Gascogne
5. Stéphane ABADIE. Un temporel monastique dans l’espace médiéval gascon : l’abbaye prémontrée de la CASEDIEU (XIIe-XVIe). 2017 Thèse à l’Université Toulouse-Le Mirail p 234-246
Michel Sicard
Vice-Président honoraire FDMF
Paru dans le Monde des Moulins n°67 de janvier 2019
0 commentaire