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Je suis une vieille porte de four à pain qui a traversé les âges et qui ayant vu pas mal de choses, se sent comme un devoir de raconter.

Mes origines sont tellement lointaines que les premiers temps de mon existence sont un peu flous, je fus certainement fondue par un artisan local car en ces temps reculés vu les moyens de transports de l’époque tout se faisait sur place. J’étais une porte toute simple, sans moulages décoratifs, c’est ce qui décida mes nouveaux propriétaires, surtout parce que j’étais la moins chère, et j’atterris chez des agriculteurs des coteaux de limons qui, à force de privations et d’économies, ont pu réunir les
quatre sous pour m’acheter.
Et maintenant me voilà debout, coincée entre les briques d’un nouveau et modeste four qui fut construit avec des matériaux tout à fait disparates allant de la brique plate certainement récupérée, aux chutes de tuiles à canal qui ont fini de bloquer la
voûte.

portefour

Et commença le début d’une carrière qui avec ses bons et ses mauvais moments passat plusieurs fois d’un siècle à l’autre. Une fois par semaine on s’agitait autour de moi; je ne me souviens plus quel jour c’était, toujours le même, on commençait
par allumer un petit feu juste devant moi et petit à petit on le poussait sous la voûte, une fois le feu au milieu du four, on alimentait le foyer avec des “boureilles” petits fagots fait d’épines et autres rejets qui poussent le long des haies bordant les champs, mes propriétaires n’avaient guère que ce bois qui leur servait aussi pour se chauffer.

On alimentait la chauffe qui durait bien deux heures, pendant ce temps les femmes pétrissaient la pâte à pain et la mettaient à lever sous un drap blanc, et puis voilà, tout était prêt pour enfourner, j’aimais bien le bruit que faisait la pelle on la retirait d’un coup sec pour déposer la pâte au bon endroit.
On me refermait hermétiquement. C’était le temps de cuisson, les femmes s’en allaient à leurs occupations mais ne me perdaient jamais de vue. De temps en temps, elles m’entrouvraient pour voir l’évolution de la fournée. Vers la fin de la cuisson on me laissait ouverte et toute la maisonnée se réunissait pour voir le bon pain sortir du four, les hommes étaient là, ils vantaient les mérites de leurs épouses pour leur savoir-faire en le tournant souvent à la plaisanterie, les enfants aussi piaillaient autour de moi et ne manquaient pas une occasion pour écorner un morceau de croûte; et quand ils étaient vus, ils se faisaient gronder car le jour même on ne touche pas au pain, on ne mangeait que le lendemain et la fournée durait la semaine.

Cette routine me rendait heureuse car j’étais le centre de la vie de ces fermiers et comme tout le monde n’avais pas de four, pendant longtemps ma porte se refermait sur le pain de trois familles qui habitaient le même groupe de maisons. Il y eu des jours gais et des jours sombres; les plus marquants pour moi, ce fut les guerres. Plus de gaieté autour de moi, je n’entendais plus que les femmes qui se lamentaient en évoquant les noms des personnes quelles ne reverraient plus, même les enfants avaient compris, ils se taisaient.
Et puis quand tout était fini, la vie reprenait comme avant et je me remettais à nouveau à remplir ma tâche avec ardeur.

Un beau jour j’entendis ces mots qui revenaient souvent dans les conversations “progrès, modernisme” je n’y portais pas attention car je ne savais pas ce que ça voulait dire, mais quand j’entendis la corne de la carriole du boulanger venu de la ville
apportant du pain qui paraît-il en plus était blanc, je compris que mon règne touchait à sa fin.

Je continuais quand même à être chauffée encore quelques temps pour faire cuire de la pâtisserie, les cuisines du cochon et les rôtis de jours de fêtes, mais la fin était proche et les anciens, ayant disparus, les jeunes générations m’ont laissée refroidir à tout jamais et je ne servais plus que pour poser des objets devenus inutiles. Les rats et les souris avaient élu domicile dans ce qui autrefois était l’âme de la maison. Mais mes malheurs ne s’arrêtèrent pas là et un matin la masse des démolisseurs commença son oeuvre. A ma place il y eut une cuve à vin, mais quand même on me prit avec beaucoup de soins pour me desceller et on me manipula avec précautions, puis je pris le chemin de toutes ces choses devenues inutiles dans un dépôt de ferrailles derrière la ferme et je fus installée au pied d’un mur, debout ce qui me donnait un peu de dignité comparé à mes compagnons d’infortune qui gisaient pèlemêle à même le sol. Je sombrais dans un profond désespoir et certains aprés-midi d’été quand le soleil venait réchauffer ma vieille carcasse, je me mettais à rêver des bons moments de ma vie.
Un beau matin, branle-bas de combat, on déplaçait toute cette vieille ferraille et je me dit que mon heure était venue car c’était le cas de temps en temps quand on voulait mettre de l’ordre, et quelle ne fut pas ma surprise quand je me suis sentie soulevée délicatement et devant des gens qui ne tarissaient pas d’éloges sur ma bonne conservation. Et là je connus les douleurs de la restauration, tout d’abord le supplice de la soudure électrique et de ses éclairs aveuglants et puis vinrent les atroces
meules et autres ébarbeuses qui vous rongent jusqu’à la moëlle des os avant même de crier gare, et enfin me voici remise à neuf mais je n’étais rassurée qu’à moitié car j’avais entendu dire que les gens de cette époque étaient friands des choses
anciennes et finir pour la décoration ne me plaisait guère; j’attendais avec impatience la suite des évènements.

Quelques temps plus tard me voilà à ma grande joie, coincée cette fois-ci entre de belles briques neuves devant un nouveau four, il était certes plus petit que mon premier, mais quand même c’était inespéré, et je recommençais les chauffes pour quelques petits pains, beaux rôtis et autres pizzas dont l’odeur me comblait d’aise. Je compris tout de suite que je n’étais plus indispensable comme autrefois mais que j’étais un genre de curiosité pour s’amuser mais quand même ont m’avait redonné la vie, pour combien de temps, je l’ignore. La sagesse de ma longue vie me fait dire qu’il faut savoir profiter des bons moments sans trop se soucier du lendemain.

Lou Janot (Jean Boizon) – Article paru dans le Monde des Moulins – N°13 – juillet 2005

Catégories : Histoire

1 commentaire

Lionel Barthélémy · 2 octobre 2022 à 16 h 51 min

Un article fort bien écrit, beaucoup de poésie, magnifique ! Bravo …

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