Tout de suite après le grand exposé sur la banalité que j’ai résumé dans le n°65 du Monde des Moulins, « La Nouvelle Maison rustique », neuvième édition, 1768, aborde une question sévère sous le titre : « La Police des moulins ».
Mauvaise construction
L’auteur commence par exposer que, dans un bon moulin, la farine sort d’entre les meules par un petit « auget » qui la fait couler dans la « huche », laquelle normalement est ronde. Or « la mauvaise construction peut servir à retenir la farine » : cette mauvaise construction, c’est quand la farine se répand dans une auge non ronde. « Au lieu de cela, les meuniers fripons font le cercle d’ais quarré afin qu’il reste de la farine dans les coins. Ils tiennent ce cercle peu serré, ils font des poches ou recoins et des ouvertures aux ais, afin qu’une partie de la farine reste ou tombe ailleurs que dans la huche. » Cela est normalement interdit. « On les oblige d’avoir leurs ais de meules à point rond, bien clos et ferrés, ainsi que leurs coulisses de chute ». (Qui est « on » ? Il ne semble pas que ce soit un édit royal, plutôt une jurisprudence établie par les justices locales.)
Cela implique une archure en bon état, avec un orifice pour faire sortir la farine, et sans doute ce conduit en bois que l’auteur nomme tantôt « auget », tantôt « coulisse de chute », et que, par la suite, on a généralement appelé « anche ». Lors de ma visite au moulin du château-fort médiéval que, sous l’égide d’archéologues, on construit à Guédelon dans l’Yonne, j’avais remarqué l’absence d’archure, la farine tombant dans une sorte de fosse carrée. Mais au Moyen-Âge, ce devait être une pratique habituelle, l’archure n’ayant sans doute pas encore été inventée.
Les meules et la caisse au Moulin de Guédelon (Treigny / Yonne). Photo Philippe Landry.
« Ils font d’autres infidélités en rebattant et creusant leurs meules pour avoir des poches ; en mouillant leurs ais pour retenir la farine, ou la rendre plus pesante à ceux qui la prennent au poids ; ou bien en y mêlant de l’orge, des pois, des fèves, du son, des recoupes et autres mixions parmi de bon bled ; ou encore en serrant les meules, pour moudre plus fin à ceux qu’ils prenoient dans le dessein de reprendre leur farine à la mesure au lieu du poids. »
Pour ajouter au cocasse, sous l’Occupation et même quelques années après, une réglementation obligera les meuniers à ajouter divers ingrédients suspects pour donner une farine plus volumineuse ! Même en 2017, au moment où j’écris ces lignes, de menus rajouts sont « tolérés », si ce n’est « recommandés ».
D’aucuns meuniers trient leur clientèle
« Ils doivent moudre diligemment et chacun suivant son tour d’arrivée, sans préférence que pour le seigneur et les officiers de la justice, et sans pouvoir garder le grain même qu’ils ont été chercher, plus de vingt-quatre, au plus trente-six heures. Les sujets banniers doivent être préférés aux étrangers, qui peuvent aller ailleurs ; et c’est pour cette raison que les meuniers les préfèrent par abus.» D’où le délai qu’ils ont pour moudre, audelà duquel le sujet bannier a le droit d’aller moudre ailleurs.
Les meuniers accusés de tricher avec les poids et mesures
Les meuniers sont tenus d’utiliser des instruments de mesure et de pesage valablement étalonnés. L’histoire des moulins compte nombre de meuniers assignés par des plaignants pour avoir utilisé des instruments non conformes, mais souvent la vérification n’a pas mené à une condamnation.
C’est ainsi qu’en 1768, à Alligny en Morvan (Nivernais), se passe une affaire ainsi décrite par l’abbé Charrault dans « À l’ombre du Morvan ». « Sur la plainte faite par les justiciables que Claude Gibassier, meunier demeurant à Marnay, se sert de mauvaises mesures, qui ne sont pas contrôlées, ordre est enjoint audit Gibassier de se présenter sur le champ au procureur d’office, avec l’écuelle dont il prend la mouture, et avec son boisseau, pour être échantillonnés et marqués de la matrice, à peine de 3 livres 5 sols d’amende. Sinon le procureur pourra se transporter au moulin du dit Gibassier, à l’effet de confisquer l’écuelle et le boisseau ». L’abbé n’a pas trouvé de condamnation consécutive à cette procédure.
L’auteur de La Nouvelle Maison Rustique expose encore que, pour tricher, le meunier a tendance à « mouiller le grain », mais c’est faire fi de ce que la technologie l’y oblige (aujourd’hui encore on humidifie un peu le grain pour mieux le moudre). Reste à établir la limite entre « mouiller » et « humidifier ».
Bien plus tard, au Moulin de Marnay (Alligny-en-Morvan / Nièvre). Photo Philippe Landry.
Ensuite, il énonce la règle selon laquelle le poids de la farine obtenue doit être égal à celui du blé jeté dans la trémie, « excepté deux livres pour le déchet de farine sur le septier, pesant en grain deux cent quarante livres, sinon il y a fraude du meunier ». Un texte qui n’a pas l’avantage d’être clair. En tout état de cause, au cours de la mouture, on dépouille le grain de son enveloppe, le son, que d’ailleurs on va donner à manger aux animaux. Curieusement, l’auteur n’évoque pas le fait qu’en 1768, on blute de plus en plus ; c’est même au centre d’un grand débat sur lequel nous reviendrons un jour, entre ceux qui préconisent de bluter un maximum pour produire une farine la plus fine possible (donc la plus dépouillée de son, grâce au blutoir), dont seront friands les nobles et la bourgeoisie des villes, et une farine qu’on dirait aujourd’hui « complète », car assez riche en son, que les gens du peuple préfèrent comme plus nourrissante. Peut-être le texte est-il celui de l’édition d’origine, fin XVIIe, quand la question commençait seulement à susciter débat.
Philippe Landry
Collège des Membres Individuels
Paru dans le Monde des Moulins 68 de avril 2019
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