Le site des Moulins de France
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La première mention qu’on ait des moulins d’Argostoli remonte à 1837, quelques années seulement après leur construction. Elle émane d’une communication faite au cours d’une séance à l’Académie des Sciences qui en décrit le fonctionnement : « On a découvert à Céphalonie, il y a environ trois ans, près de la ville d’Argostoli, vers le nord, au fond du port, un gouffre qui absorbe toute l’eau qu’on peut y faire tomber. L’existence de ce phénomène a donné lieu à la construction d’un moulin qu’on a placé sur les bords de la mer près de ce gouffre. Le moulin est mis en mouvement par une pièce d’eau alimentée par l’eau de la mer ; cette eau, après avoir agi sur le moulin, se jette dans le gouffre et disparaît aussitôt ; le moulin continue son mouvement sans interruption, indépendamment de la direction du vent »1. On comprend l’étonnement de l’auteur devant ce moulin à eau si singulier dans une région plutôt vouée aux moulins à vent !

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Le site des moulins d’Argostoli aujourd’hui. Photo DR.

 

C’est en 1835 que le collecteur d’impôts anglais Stevenson est le premier à utiliser ces gouffres appelés « katavóthres » pour faire fonctionner un moulin à moudre le maïs. En 1859, D. Migliaressi installe un autre moulin du même type à quelques centaines de mètres plus au sud, puis rachète le premier. Stevenson avait construit un petit chenal de pierre de
46 m de long sur environ
2 m de large ; il avait agrandi quelques voies d’entrée de l’eau dans le gouffre et bouché quelques autres. Le débit dans le chenal de l’eau entrante y variait selon les marées, dont l’amplitude moyenne à cet endroit ne dépasse pas quelques décimètres. Les fluctuations de débit sont régulées par des vannes, la différence maximum du niveau de l’eau entre vanne fermée et vanne ouverte était en 1874 de 137 centimètres2. Quand les vannes sont fermées, on constate une arrivée d’eau douce persistante dans les katavóthres par des fissures de la roche.

Le Moulin de Migliaressi disposait de son côté de plus de 200 m de chenaux. Les deux moulins cessent de travailler dans les années 1930 et sont totalement détruits lors du séisme de 1953. Celui-ci provoque un rehaussement de l’île, la différence de niveau entre la mer et l’eau souterraine ne permet plus la mise en jeu de moulins. Au début des années 1960, ils sont reconstruits comme attraction touristique, mais ne sont plus fonctionnels.

Le mode d’alimentation en eau de ces moulins n’a cessé d’interroger et de donner lieu à plusieurs interprétations.

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Moulin de Céphalonie. Cliché de R et L. Bossard

 

En 1868, le ministère de l’Instruction publique publie un essai d’explication du phénomène :
« Je veux parler de ces courants rapides qui précipitent l’eau de la mer entre les rochers de la côte d’Argostoli avec une force suffisante pour faire marcher deux moulins. L’eau qui fait tourner les roues de ces moulins se perd dans des trous au milieu des rochers du rivage et, jusqu’à présent au moins, on ne connaît pas les points où elle vient reparaître au jour.
Lorsque les écluses des moulins que les courants mettent ordinairement en mouvement se trouvent fermées, les trous dans lesquels l’eau s’engouffre après leur passage sous les roues ne se vident pas, le niveau de l’eau s’y maintient à environ 1,50 m au-dessous du niveau de la mer, ce qui ne pourrait arriver si les courants tombaient dans des cavités remplies d’air ou d’autres gaz. … ; nous admettons donc que l’eau qui pénètre au milieu de la côte d’Agostoli va ressortir plus loin de manière à offrir une circulation continue.
Les preuves de ce fait sont les suivantes : nous venons de voir plus haut que, lorsque les écluses des moulins étaient fermées, le niveau de l’eau à l’entrée des bouches devenait stationnaire à 1,50 m environ au-dessous du niveau de la mer et qu’il s’établissait ainsi dans l’appareil de circulation d’eau un équilibre hydrostatique. Or, les marées qui font varier le niveau de la mer d’environ 80 cm, deux fois par jour, sur la côte de Céphalonie, amènent une variation égale et simultanée dans le niveau de l’eau des bouches d’engouffrement, de telle sorte que la hauteur de la chute d’eau reste constante pendant une même journée, malgré les variations causées par la marée. En outre, lorsque le vent du sud élève le niveau de la mer dans l’intérieur du golfe, ou au contraire, lorsque le vent du nord y amène une dépression sensible, les mêmes changements s’observent aussitôt dans la hauteur du niveau de l’eau à l’entrée des bouches.
Le système hydraulique formé par la partie souterraine des courants de la côte de Céphalonie forme donc ce qu’on désigne en physique sous le nom de vases communiquants, c’est-à-dire un appareil composé de deux conduits verticaux réunis par une partie horizontale.
Dans le cas de l’équilibre réalisé lorsqu’on ferme les écluses des moulins, la colonne d’eau contenue dans la branche descendante fait équilibre à la colonne d’eau de la branche ascendante. Or, à Argostoli, la surface supérieure de celle-ci se trouve au niveau de la mer, tandis que l’autre se termine en haut à un niveau plus bas de 1,50 m. Il faut donc que la différence de hauteur de l’eau dans les deux branches soit compensée par une différence inverse dans la densité des liquides. Cette différence de densité peut provenir de deux causes, soit de ce que l’eau de la colonne descendante possède une température inférieure à celle de l’eau de la colonne ascendante, soit de ce que cette dernière se trouve mélangée sur son parcours avec de l’eau douce qui en diminue la pesanteur spécifique. Théoriquement, les deux cas sont possibles et pour trancher la question, il faudrait en versant une matière colorante dans l’un des gouffres, en découvrir le point de sortie et s’assurer si, à son émergence, l’eau de retour a diminué de densité par une élévation de température ou par une diminution de la salure. Cette expérience a été réalisée il y a plusieurs années, par les propriétaires des moulins, mais avec une quantité de matière colorante insuffisante »3.

Le texte est intéressant, démontrant la recherche d’une explication scientifique du phénomène dit « des moulins d’Agospoli ». Les propriétaires eux-mêmes se sont interrogés sur la nature d’un courant qu’ils ont su utiliser pour mettre en jeu leurs mécanismes. On est en pleine modernité et ces hommes n’ont pas reculé devant la construction de moulins innovants en utilisant une source d’énergie naturelle jusque là ignorée et découverte fortuitement par le premier constructeur alerté par le bruit causé par l’eau s’engouffrant dans des fissures de la roche.

Le géologue allemand K. B.M. Wiebel tente en 1874 une première explication du phénomène en évoquant un lien avec les sources saumâtres, présentes en grand nombre sur l’île.

Le phénomène interpelle encore le géographe Elysée Reclus qui le rapporte en 1876 dans sa Géographie universelle. Il n’hésite pas à y voir l’origine des tremblements de terre qui secouent l’île régulièrement, après avoir envisagé plusieurs hypothèses, dont celle de Wiebel :
« L’île est fertile et peuplée, mais son grand malheur est de manquer d’eau ; la plupart des ruisseaux tarissent en été et les habitants sont parfois dans une véritable détresse. Le sol calcaire, tout fissuré, percé d’énormes entonnoirs, laisse passer, comme un crible, les eaux de pluie qui vont rejaillir en fontaines dans la mer elle-même, loin des campagnes altérées. En revanche, par un phénomène bizarre et peut-être unique, la mer de Céphalonie verse dans les cavernes de ses rivages deux abondants ruisseaux d’eau salée, qui vont se perdre au loin en des galeries inconnues.
Le lieu de cette étrange disparition des eaux maritimes est à quelque distance au nord d’Argostoli, ville que son port très abrité mais sans profondeur a rendu l’une des villes les plus commerçantes de l’île, et où se trouve une magnifique chaussée de 700 m unissant les deux bords d’un golfe. Les deux ruisseaux marins sont assez considérables pour que leur courant puisse mettre en mouvement les roues de grands moulins qui n’ont cessé de fonctionner régulièrement, l’un depuis 1835, l’autre depuis 1859. Le débit commun des deux courants est d’environ 2 m3 par seconde, ou plus exactement de 160 000 m3 par jour. Cette eau s’amasse-t-elle dans les profondeurs du sol, en de vastes lacs que l’évaporation constante suffit pour maintenir au même niveau et où le sel s’amasse en couches épaisses ? Ou bien, comme le pense le géologue Wiebel, l’excédent de ces eaux marines, réparti dans les fissures du sol en de nombreux filets, est-il ramené par un phénomène d’aspiration hydrostatique dans les ruisseaux souterrains d’eau douce qui parcourent le sol caverneux de l’île, et forme-t-il avec eux les fontaines d’eau douce saumâtre qui jaillissent en divers endroits à la base des collines ? On ne sait, mais il est probable que le régime souterrain des eaux douces, salées, sulfureuses, est en grande partie la cause des tremblements de terre qui sont si fréquents et si redoutables à Céphalonie.4»

Des hydrogéologues ont versé en 1963 dans les katavóthres 140 kg d’un très fort colorant vert, et ont découvert que l’eau s’engouffre dans la roche près d’Argostoli, pour réapparaître quatorze jours plus tard de l’autre côté de l’île, en traversant le lac souterrain de Melissani, pour finir sa course en mer.

Le déplacement de l’eau se fait selon un principe, dérivé de celui des vases communicants, appliqué à un liquide non homogène : si la densité du liquide contenu dans l’un des vases est plus élevée que dans les autres, alors son niveau sera inférieur. L’eau de mer étant plus dense que l’eau saumâtre, les sources sont à un niveau plus élevé que celui des gouffres dans lesquels l’eau de mer pénètre.

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D’après Hydrogéologie – 4e éd.: Objets, méthodes, applications de Eric Gilli, Christian Mangan, Jacques Mudry paru en 2011.

 

De plus, la rapidité d’écoulement des eaux de pluie dans le karst entraîne une accélération de l’écoulement des eaux saumâtres et, par un phénomène d’aspiration, la disparition brutale des eaux de mer après leur passage sous les roues des moulins.

Aujourd’hui, le site des moulins d’Argostoli est un attrait touristique pour l’Île de Céphalonie avec la reconstruction d’une grande roue dominant la Méditerranée.

1. Comptes-rendus hebdomadaires des séances de l’académie des sciences, 1837, volume 4, p. 21. Note remise par M. N-M. Condoguris
2. Wiebel
3. Archives des missions scientifiques et littéraires : choix de rapports et instructions publié sous les auspices du Ministère de l’instruction publique et des cultes. Imprimerie nationale (Paris) 1868 p . 479-481
4. Elisée Reclus Nouvelle Géographie Universelle, La terre et les hommes, Tome I, L’Europe méridionale, p. 113-114.

Colette Véron, Vice-présidente FDMF
colette.veron@laposte.net

Paru dans le Monde des Moulins n°67 de janvier 2019

Catégories : Etranger

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