L’histoire économique du Vivarais, aux XVIIIe et XIXe siècles, se singularise par la cohabitation de deux activités utilisant la même source d’énergie – l’eau des ruisseaux et rivières – avec d’inévitables rapports de force. Il s’agit, dans l’ordre de leur émergence, des moulins, puis des moulinages. Au fil du temps, les premiers se sont progressivement effacés pour laisser une place dominante aux seconds : ce transfert de pouvoir fera l’objet de l’article qui suit.
Le temps des moulins
Dans les temps anciens, le très montueux Vivarais était durement affecté par le cloisonnement du relief qui isole les communautés et réduit le déplacement des hommes comme des marchandises. Dans un tel schéma, la recherche de l’autarcie devient une évidence :
chacun, dans les campagnes, s’efforce alors de produire toute une gamme de produits pour assurer son indépendance alimentaire et une certaine variété dans sa nourriture quotidienne. Les équipements utiles à la transformation des denrées s’adaptent naturellement à ces conditions générales. Les moulins sont du nombre qui, par centaines, s’installent partout où leur présence est nécessaire. Pour les seules communes d’Antraigues et Laviolle, qui n’en faisaient qu’une jusqu’à la partition effectuée en 1841, les services du cadastre ont recensé 15 moulins1 pour une population globale de 2029 personnes en 1836, réparties sur 27 km². Au sud d’Antraigues, la commune de Saint-Andéol-de-Bourlenc (Saint-Andéol-de-Vals aujourd’hui), était riche de quatre moulins à la même époque, au service d’un millier d’habitants, sur une surface de 16,6 km².
Soumis à l’autorisation, chèrement octroyée, du pouvoir seigneurial, les meuniers s’insèrent souvent dans le réseau hydraulique principalement destiné à l’irrigation des prairies. Ce faisant, ils ne perturbent pas trop les autres usagers car beaucoup fonctionnent par éclusées. De toutes façons, ils restituent au lit de la rivière l’intégralité de ce qu’ils ont utilisé. À Saint-Andéol-de-Vals, les plans cadastraux représentent parfois des béalières d’irrigation qui prennent le relais du canal de fuite d’une meunerie, preuve d’une parfaite complémentarité entre les deux activités.
Par son rôle de producteur de farine mais aussi d’huile, le meunier tient une place à part dans la société rurale. Sans être véritablement un notable, il n’en émerge pas moins de la population de base, car on connaît sa maîtrise de l’énergie hydraulique, ses compétences de technicien-mécanicien, sans négliger sa place dans l’approvisionnement en ressources vitales des communautés.
À Jaujac, on connaissait bien un meunier qui, sûr de ses droits, remontait périodiquement le cours du Lignon et démantelait tous les petits barrages que des particuliers prenaient l’habitude d’établir en travers du lit pour détourner de l’eau vers leurs fonds, sans en avoir reçu la moindre autorisation. À sa façon, il faisait respecter les usages anciens en imposant sa primauté. Le pistolet qu’il passait ostensiblement dans sa ceinture l’assurait de ne pas être contesté dans son initiative. Toutes les atteintes au droit ne se réglaient pas nécessairement par un pareil défi. Les usagers patentés et ceux qui ne l’étaient pas agissaient bien souvent de façon clandestine, nuitamment, soit pour construire soit pour détruire, dans la plus totale hypocrisie, car personne n’était dupe, mais on répugnait à porter l’affaire devant la justice. On vit même, une fois, deux individus faire semblant de pêcher à la ligne, ayant vu venir de loin le garde-champêtre, alors qu’ils étaient affairés à disperser les éléments d’une « levée » qui portait préjudice à leur employeur. La victime de cette destruction s’était résolue à solliciter l’aide de la force publique pour rentrer dans son droit, mais elle n’avait pas osé se confronter directement avec son rival.
Donc, en dépit des apparences, quelques conflits pouvaient perturber l’harmonie censée régner entre usagers du réseau hydrographique. Ce n’était rien en comparaison de ce qui allait suivre.
Un nouveau venu : le moulinier
Qu’est-ce que le moulinage ?
C’est une industrie méconnue mais absolument fondamentale, dont le rôle consiste à tordre sur lui- même le fil de soie grège avant que n’intervienne le tissage. Selon le nombre de tours par mètre imposé à ce fil, on obtient des étoffes très différentes. Des assemblages complémentaires permettent une plus grande variété encore. Sans le moulinage, on ne disposerait que d’un seul type d’« armature » assez peu élaborée, du « tout venant » très ordinaire en quelque sorte.
Le moulinage et l’Ardèche
Pris en charge en Vivarais dès le règne de Louis XIV, le moulinage est très vite devenu la grande spécialité locale : 50 % du volume de soie traité en France y était « façonné ». Pourquoi cette position sans égale ? D’abord, parce que l’Ardèche se situe à mi-chemin entre les zones méridionales où se produit la soie grège et la ville de Lyon, maîtresse du tissage. Ensuite, parce que le département était, autrefois, riche d’une population en forte croissance dès le début du XVIIIe siècle, ce qui offrait aux manufacturiers une main-d’œuvre abondante. Enfin, pour une troisième raison qui touche plus précisément à notre sujet, le grand nombre de cours d’eau pourvoyeurs d’énergie, grâce à leur pente et à leur débit, malgré leur irrégularité.
Au début, une insertion prudente dans les réseaux hydrauliques
Tard venu dans l’espace vivarois, en regard de l’ancienneté de bon nombre de moulins, le moulinier qui a besoin de la force motrice des cours d’eau doit tenir compte des positions acquises par ses prédécesseurs2. Il avance en quelque sorte sur la pointe des pieds, bien conscient qu’il doit se faire une place, mais sans brusquer les usagers installés de longue date. Bien souvent, il se contente d’acheter un terrain sur les bords d’une béalière dont il n’utilisera que le courant, sans modifier le débit et la pente. Une roue à choc, aux performances modestes, permet de mettre en jeu les mécaniques de la fabrique, sans gêner quiconque. C’est ainsi que procéda Guilhon, créateur du premier moulinage de Pont de Veyrières, dans les premières années de la Restauration. Vingt-cinq ans auparavant, à Jaujac, Murenc avait œuvré de la même façon, au quartier des Mazots, obtenant le droit de profiter du flux d’un canal alimentant un moulin situé en aval, que l’on connaissait autrefois sous le nom de Moulin Laprade ou Moulin Monteil.
Dans bien des cas donc, l’existence d’un moulin détermine le choix d’implantation d’une « fabrique à soie » ; cela simplifie les formalités, même si l’activité des machines se trouve un peu corsetée par la modestie des volumes d’eau déplacés dans le canal, et par la défense opiniâtre des droits antérieurement acquis par des usagers traditionnels, notamment les ruraux.
Mais la prudence reste de règle. Car le meunier garde une totale vigilance quant au respect de ses droits, qui peuvent être malmenés, même si l’usinier est installé en aval de ses installations. À Largentière, en 1824, Blachère traîna en justice son voisin, un ancien employé d’octroi reconverti dans le moulinage, Guillaume Perbost. Ce dernier profitait d’un canal recueillant les eaux de sortie du moulin pour mettre en jeu les « agrès » de sa fabrique. Mais le volume rejeté par le meunier s’avérait insuffisant pour les besoins du moulinage. Alors, Perbost avait fait construire, sur la rivière qui longeait le canal, un barrage de dérivation entre le moulin et sa fabrique, pour augmenter la quantité d’eau dont il avait besoin. Ce faisant, il provoqua un relèvement du niveau de la rivière en amont du barrage, ce qui faisait patauger les rouets du Moulin Blachère, lequel obtint gain de cause, car la justice imposa l’écrêtement du barrage. On trouve un semblable cas de figure à Burzet, à peu près à la même époque. Là encore, le meunier fit respecter ses droits.
Une autre formule consiste à acquérir un moulin que l’on peut maintenir en service ou que l’on désactive pour ne conserver que les aménagements énergétiques. Le nouveau propriétaire bénéficie alors des droits d’eau anciennement octroyés. Dans ce cas de figure, l’usinier disposera d’une chute et non plus seulement de la modeste énergie dispensée par le cheminement de l’eau.
Dans la vallée de l’Auzène, un affluent de l’Eyrieux, le mariage, en 1782, de M. Ranc avec Marie Rouvière, fille d’une veuve, propriétaire d’un moulin situé au lieu-dit Foulix sur la commune d’Issamoulenc, offrit au nouveau chef de famille l’opportunité de construire une fabrique à la faveur des équipements hydrauliques et des droits associés à ce moulin.
À Vernoux, le meunier Reynaud, propriétaire du Moulin de Monépiat, avait été impliqué dans une rixe, ce qui lui avait valu un procès et une peine d’emprisonnement de trois ans. Ayant eu vent de l’affaire, le moulinier Fougeirol, installé aux Ollières, à quelque distance de Vernoux, comprit très vite le parti qu’il pouvait tirer de la situation. En quête d’un site pour élargir son activité, il se déplaça jusqu’à la prison de Nîmes pour convaincre le détenu de céder son moulin, devenu inactif par la force des choses. Un notaire nîmois se rendit en personne à la maison de détention, pour établir l’acte de vente qui permit de construire la fabrique la plus importante de la commune de Vernoux.
Parfois, c’est le meunier lui-même qui opère une reconversion de ses équipements ce qui, d’ailleurs, n’implique pas nécessairement qu’il va aussi changer de métier ; le recours à la location d’une fabrique permet de s’affranchir du faire-valoir direct. Le minotier Bouchard, bien connu à Aubenas, adjoignit successivement deux petites fabriques à ses moulins, à la charnière des XVIIIe et XIXe siècles. Ultérieurement, ses fils confirmèrent cette réorientation par l’édification d’autres usines utilisant le même canal. Plus au nord, à Saint-Sauveur de Montagut, M. Riou, lui aussi meunier, opta en 1825 pour une semblable stratégie, confiant sa fabrique flambant neuve à un professionnel de l’ouvraison, Romain Durand.
Pour autant, l’importance déclinante de la meunerie se réveille épisodiquement. Il suffit d’une crise pour redonner à cette activité son rôle nourricier primordial.
« Qu’on se souvienne de ce qui s’est passé pendant les années brûlantes de ces dernières années (au début de la monarchie de Juillet). On a vu, frappées d’inertie, de nombreuses usines qui jusque-là n’avaient pas connu de chômage… Le préfet de notre département a été obligé de prendre un arrêté pour enlever aux irrigations et aux usines le peu d’eau fournie par les rivières, afin de les employer à donner le mouvement aux moulins dont l’inactivité excitait les murmures. » Ainsi s’exprimaient des experts, à l’occasion d’une procédure dans les années 1840.
Une suprématie progressivement conquise.
Assez rapidement, les mouliniers ont pris l’ascendant, car leur impact, dans le tissu socio- économique du pays, est sans commune mesure avec celui d’un meunier. Ils emploient, chacun, entre trente et quarante personnes, parfois plus. Les salaires versés constituent un appoint très important dans les familles paysannes, ce qui a d’ailleurs parfois retardé l’exode rural. Leurs revenus, chez bon nombre d’entre eux, en font des notables influents. Parallèlement, l’amélioration des moyens de transport permet de s’affranchir, en partie du moins, de la polyculture de subsistance. Les céréales tendent à se replier sur les terroirs les plus appropriés, et bien des moulins perdent leur raison d’être.
Fort de son poids, le moulinier peut désormais mettre de plus en plus la main sur le réseau hydraulique local, augmentant les volumes d’eau détournés, au détriment des autres usagers, et modifiant le tracé des canaux pour gagner des mètres de chute. Il n’est pas rare que l’industriel, dûment autorisé par le préfet, reporte vers l’amont sa prise d’eau pour obtenir ce supplément d’énergie bien nécessaire pour améliorer la productivité de son usine. Pour couper court à toute chicane, certains mouliniers en arrivèrent à racheter toutes les parcelles situées en limite d’une ancienne béalière d’irrigation devenue un « canal d’usine » ;
plus personne, alors, ne pouvait dériver la moindre goutte d’eau. Ainsi agit Jean-Louis Plantevin à Pont de Veyrières ; ce qu’essaya de faire également le moulinier Verny, avec moins de succès il est vrai, à Pont d’Aubenas.
Alors, que pèse un meunier en comparaison d’un moulinier ? Il peut parfois conserver une certaine capacité de nuisance, comme on va le voir, mais il y a indubitablement transfert de pouvoir d’une corporation à une autre.
Faut-il considérer comme un combat d’arrière-garde la rétention d’eau opérée, dans les années 1860, par le meunier Duplan, à l’encontre de son voisin Meyssonnier, moulinier installé un peu en aval, tout cela à Asperjoc, près de Vals-les-Bains ?
Fort de l’ancienneté de ses droits et de sa position géographique par rapport à la fabrique à soie, Duplan avait imaginé un moyen commode d’extirper de l’argent à l’usinier. Ce dernier, installé tardivement, avait obtenu le droit de profiter du canal d’alimentation du moulin en le prolongeant vers l’aval et en utilisant l’eau dont le meunier n’avait que partiellement besoin, d’autant plus qu’il pouvait fonctionner par éclusées, comme le suggère le dessin des lieux qui figure sur les plans de l’ancien cadastre. Duplan avait alors pris l’habitude de détourner beaucoup plus d’eau que nécessaire, ce qui évidemment freinait l’activité du moulinage. Avec une certaine mauvaise foi, il prétendait avoir réellement l’usage de ce prélèvement et ne consentit à le réduire qu’en contrepartie d’une somme de 400 francs à verser chaque année par le moulinier (cela représentait le salaire annuel de deux ouvrières). La justice fut saisie. Mais n’est-ce pas là un combat d’arrière-garde ?
Jusqu’à l’avènement tardif de l’énergie électrique, c’est bel et bien le moulinier qui monopolise l’essentiel de la force hydraulique que dispensent ruisseaux et rivières. D’ailleurs, en cas de litige, la justice lui donne le plus souvent raison.
Il y a donc bien transfert de pouvoir quant à la mobilisation des ressources énergétiques du département. Mais rien n’est définitivement acquis, à en juger par la politique menée actuellement par la Direction départementale du Territoire, qui s’efforce de rendre la plus grande liberté possible au cheminement de l’eau dans les rivières.
- Ont-ils tous vocation à moudre les grains ?
- La grande vague de construction commence sous la Restauration et se prolonge jusque dans les années 1870.
Cf aussi le livre « Soie et moulinages dans les Boutières » dans ce MdM 72 page 34
Yves MOREL – Octobre 2019.
Historien spécialiste des moulinages ardéchois
Paru dans le Monde des Moulins n°72 d’avril 2020
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