Le site des Moulins de France
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A – Les transformations de la culture des céréales en Colombie

Les Espagnols venus en Amérique ont apporté leurs traditions agricoles en Nouvelle Grenade, région située dans le territoire du pays connu aujourd’hui comme la Colombie. Les céréales venues d’Europe trouvèrent, entre
2 000 et 3 000 mètres d’altitude, dans les hautes terres andines, un environnement qui permettait leur culture. Cela permit aux Espagnols de retrouver le goût du pain et de produire les hosties de leurs rituels religieux.

C’est ainsi que le blé devint une culture importante dans les actuels départements du Boyacá, Cundinamarca, Nariño et Cauca ainsi que dans de petites zones clairsemées des pentes andines. La présence de cette culture est attestée dès 1540 dans le Boyacá et le Cundinamarca par Juan de Castellanos1. La culture du blé remplaça dans presque tout le pays celle du quinoa et des tubercules andins et fit même reculer la place du maïs dans l’alimentation et dans les champs. La traditionnelle galette de maïs (la arepa) a été parfois remplacée par une galette de farine de blé, comme c’est le cas dans la région où s’est déroulée cette recherche. Mais, pour la plupart des paysans des hauts plateaux, le blé était avant tout une culture commerciale destinée aux consommateurs urbains, et ce, jusque vers le milieu du XXe siècle.

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Fig. 1. Don Luis Rincón en train de labourer avec ses bœufs (Socha). La pondría en otro lugar

Jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale, la plupart du pays, à l’exception des zones côtières, se fournissait en blé à partir de la production nationale. Mais à cette époque-là, les États-Unis regorgeaient d’excédents agricoles, en particulier de blé, pour lesquels ils trouvèrent rapidement des débouchés au moyen de donations et de ventes à des prix inférieurs aux coûts. Cette invasion de blé à bas prix a contribué au changement des habitudes alimentaires, en particulier dans les milieux populaires, en transformant le pain en un aliment de base peu coûteux.
Le résultat ne se fit pas attendre. Les paysans des hautes plaines ne purent faire face à cette concurrence déloyale qui, en outre, provenait d’agriculteurs dotés de techniques bien plus productives et d’infrastructures commerciales supérieures. Ainsi, entre 1940 et 2011, la production de blé tomba de 127 000 tonnes à 12 754 tonnes, tandis que la consommation de blé passait de 10 kilos par habitant en 1950 à 31,8 kilos en 2011. Et, naturellement, les importations bondirent pendant ce même laps de temps de 25 372 tonnes en 1940 à 1 535 087 tonnes en 2011. Dans le Boyacá, département dans lequel s’est déroulée notre recherche, la production a reculé de 56 415 tonnes en 1940 à 4 840 tonnes en 20102. Ce qui était jadis un produit commercial était devenu une culture vivrière pour une minorité de paysans attachés à des techniques et des modes de vie traditionnels. C’est ce qui est arrivé dans les communes de Socotá et Socha dans lesquelles nous avons réalisé le travail de terrain.

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Fig. 2. Localisation du Boyacá en Colombie et de Socotá and Socha dans le Boyacá. (À partir des cartes de l’Instituto Geográfico Nacional Agustín Codazzi).

B – Évolution de la meunerie colombienne

Dans ce contexte, la meunerie s’est profondément transformée. Initialement, le blé était écrasé par des pierres polies qui servaient à moudre le maïs, le quinoa ou les fèves du cacaoyer. Mais les Espagnols ne tardèrent pas à introduire les moulins à roues horizontales (molinos de rodezno), qui avaient été adoptés depuis longtemps dans la Péninsule Ibérique et qui s’adaptaient parfaitement aux versants assez abrupts des hautes plaines andines. Chaque torrent de quelque importance pouvait se trouver doté d’un ou de plusieurs moulins.
Sur le plan socioéconomique, il y avait deux types de moulins. Les uns étaient des moulins d’hacienda, opérant dans les grandes propriétés et qui cultivaient le blé grâce à leurs péons, métayers ou aux prestations de travail des indiens. On retrouve des restes de ces types de moulins entre autres à Villa de Leyva3.

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Fig. 3. Moulin abandonné sur les berges du río Arzobispo, commune de Socotá.

Les autres étaient des moulins paysans destinés essentiellement à moudre la production familiale de blé, sans exclure qu’ils puissent aussi moudre pour des voisins moins fortunés ou qui n’avaient pas la chance de se situer près d’un cours d’eau4. Selon un recensement réalisé vers 1935, il y aurait eu alors 157 moulins « de petite production » dans le Boyacá5.

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Fig. 4. Les moulins du quartier de Curital, commune de Socha.

Notre enquête confirme que de nombreux moulins furent construits entre 1935 et le début des années cinquante, en raison de la croissance démographique de la Colombie, qui en outre devenait un pays de plus en plus urbain, donc consommateur des excédents d’une agriculture qui restait alors essentiellement paysanne6. Un paysan de quatre-vingts ans,
qui lui-même a construit quelques moulins, nous a indiqué que sur une des rivières les plus importantes de la région, le río Arzobispo, il n’existait aucun moulin lorsqu’il était enfant, alors que nous avons pu en dénombrer douze, dont un encore en fonctionnement et dont le propriétaire nous a confié qu’il fut construit par son père vers 1950.
Sur le plan technique, il n’y avait pratiquement aucune différence entre ces deux types de moulins. Rares sont les moulins qui se sont modernisés au cours du vingtième siècle, comme c’est le cas du Molino San Rafael de la commune de Tópaga, avec sa roue métallique, ses blutoirs cylindriques et ses meules en provenance de La Ferté-sous-Jouarre.

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Fig. 5. Moulin à cylindres cannelés aujourd’hui abandonné (Sogamoso).

Les moulins hydrauliques se sont vus concurrencés par l’introduction en Colombie au cours du vingtième siècle de moulins à cylindres cannelés. Situés dans les principales villes du Boyacá (Tunja, Duitama et Sogamoso), ces moulins n’ont pas tardé à moudre du blé importé, qui venait supplanter la production des paysans.
Les moulins hydrauliques durent également rivaliser avec les moulins mécaniques mus initialement par des moteurs à essence, puis, une fois généralisée l’électrification rurale, par des moteurs électriques. On en trouve encore dans presque tous les villages des hautes terres et, dans les régions où le blé s’est le mieux maintenu, dans bien des écarts.
Mais c’est le déclin de la production de blé qui a donné le coup de grâce aux moulins de toute nature et plus particulièrement aux moulins hydrauliques, dont l’entretien est plus complexe que celui d’un moulin mécanique. Nous avons pu visiter les ruines d’un moulin hydraulique dans la commune de Gámeza, dont le propriétaire nous a dit qu’il l’avait abandonné quatre ans auparavant, quand plus personne n’a semé de blé dans les environs. Dans ces conditions, le moindre incident ou la nécessité d’une réparation un peu coûteuse, comme celle du toit ou de la prise d’eau, conduit à l’abandon de l’activité. Les successions sont une autre cause de débâcle due aux désaccords entre héritiers ou à leur manque d’intérêt pour une activité considérée comme désuète7. C’est alors que la proximité de l’eau, qui faisait naguère la fortune des moulins, devient son pire ennemi, rongeant ses soubassements ou l’emportant dans une crue sans que personne ne lui porte secours.

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Fig. 6. Moulin espagnol abandonné. Source: Le blog d’Acebedo.

Revenant à ces moulins hydrauliques qui jadis prospéraient dans toutes les terres froides de Colombie, il n’en reste plus que sept dans le Boyacá et quelques autres dans le Cauca8. Il semble qu’il n’en existe nulle part ailleurs. Six de ces moulins, dont deux peuvent être considérés comme en péril, se trouvent dans les communes adjacentes de Socotá et Socha. Rien cependant ne garantit leur pérennité à moyen terme. En effet, comme tant d’autres activités du monde rural, ils sont menacés par l’exode rural. En outre, les enfants de meuniers qui auraient pu constituer la génération de remplacement manifestent souvent un manque d’intérêt pour un travail jugé suranné et peu rémunérateur.
Nous allons décrire maintenant la technologie des moulins que nous avons pu observer à Socha et Socotá.

C – La technologie des moulins hydrauliques du Boyacá9

Pour amener l’eau aux moulins, les meuniers dérivent une partie du flux des torrents au moyen de rochers qui sont déplacés de façon à infléchir le cours de l’eau. Quelques troncs et branchages complètent ces barrages rudimentaires nommés bocatoma, echadero ou encore tajamar. La violence de certaines crues rendrait impossible la construction de barrages plus élaborés qui seraient trop facilement détruits et dont le coût de construction et de réparation serait excessif, considérant les faibles ressources des paysans-meuniers. Certaines prises d’eau ne servent qu’à alimenter un moulin, mais d’autres font partie d’un système plus complexe d’irrigation et d’adduction d’eau. Dans ce cas, leur entretien est collectif et contribue au maintien de traditions communautaires.

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Figures 7 & 8. Coursier en pierre du moulin de la famille Cala Rincón (Socha) et coursier d’eucalyptus du moulin de la famille Riaño Rodríguez (Socotá).

L’eau est ainsi conduite jusqu’à un point qui domine le moulin. Le dénivelé entre ce point et la roue est d’environ sept mètres. De là, l’eau descend en force vers le moulin au moyen d’un coursier généralement taillé dans des troncs d’eucalyptus. Ces canalisations ont une pente de 20 à 22 degrés. Elles traversent le moulin et débouchent dans la chambre des roudets appelée cárcamo. Cette chambre est une voûte de pierres sèches dont les dimensions moyennes sont 180 cm de hauteur,
250 cm de largeur et 260 cm de profondeur. C’est là que se trouve le roudet10 (rodezno), fait généralement en bois d’eucalyptus (un des six moulins utilise du bois de pin). Dans la partie où s’insèrent les aubes, cet axe a un diamètre de 40 à 50 cm. Il mesure
130 cm de haut et a un diamètre de 20 à 30 cm sur la partie la plus haute, celle où s’insère le fer du moulin qui monte vers les meules.

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Fig. 9. Cárcamo et encucharado d’un moulin abandonné.

Certains axes sont d’une seule pièce. Dans d’autres cas, la partie haute du roudet est une pièce de bois indépendante, accouplée à la partie inférieure, et appelée palau, sans doute parce que c’est celle qui reçoit la partie inférieure de la barre qui a forme de « pelle » (pala). Cette particularité est due au fait que cette partie de l’axe est la plus susceptible de se briser à cause des efforts qu’elle supporte en transmettant le mouvement de rotation de l’axe en bois à l’axe en fer. En cas de rupture, il suffit de remplacer le palau, et non la totalité de l’axe. Cette précaution est certainement à mettre en relation avec la difficulté de trouver dans la région du bois de dimensions et de qualité satisfaisantes. Le palau ou le haut de l’axe sont renforcés par des cercles métalliques, de même que l’union du palau avec le reste du roudet.

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Fig. 10. Roudet du Moulin de Don Milciades Niño. Le roudet et le palau sont renforcés par des cercles métalliques.

Les aubes sont insérées dans une mortaise circulaire qui fait tout le tour de l’axe. Dans cinq des six moulins étudiés, elles ont la forme de cuillers (cucharas, et on appelle alors la roue el encucharado). Les différents moulins que nous avons pu examiner comptent entre 18 et 22 cuillers. Elles sont soutenues par des cales placées au-dessus et entre chaque cuiller. Seul un moulin situé sur le río Tirque (Socha) est doté de pales inclinées.

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Fig 11. Schéma de fonctionnement d’un moulin hydraulique du Boyacá. Dessin de Nicolás Raymond

à propos de l’auteur : Pierre Raymond – Sociologue, chercheur indépendant, professeur des universités. Site: www.colombiarual.info. Ce texte se base sur une recherche effectuée en 2014 dans les communes de Socha et Socotá (département du Boyacá) intitulée Proyecto para la recuperación del patrimonio natural y cultural relacionado con la producción de trigo, la economía familiar campesina y la molinería en Socotá y Socha, Boyacá. Rapport réalisé pour le Ministère de la Culture de Colombie par Pierre Raymond, Francisco González et Victoria Guáqueta. L’auteur leur doit beaucoup aux coauteurs de ce rapport pour la réalisation de cet article. Une version résumée de ce rapport se trouve sur:
https://www.academia.edu/25410824/Trigo_y_moliner%C3%ADa_hidr%C3%A1ulica_en_Boyac%C3%A1_Colombia_Agricultura_campesina_y_recuperaci%C3%B3n_patrimonial_en_Socha_y_Socot%C3%A1
Voir également : www.facebook.com/Molinos-hidráulicos-de-Boyacá-1559629660997608/

1. Castellanos, Juan de, Elegías de varones ilustres de Indias, tome IV de Obras de Juan de Castellanos, 1955, Bogotá.
2. Les chiffres ici avancés proviennent des rapports annuels du Ministère de l’Agriculture, Fenalce (Fédération Nationale des Producteurs de Céréales) et Andi (Association Nationale des Industriels).
3. Splendide ville coloniale du Boyacá. Leur architecture a fait l’objet d’une étude détaillée : Andrés Satizabal, Molinos de Trigo en la Nueva Granada, Universidad Nacional de Colombia, Manizales, 2004.
4. Dans ce cas, le meunier reçoit un payement en espèces appelé maquila de trois livres de farine par arrobe de mouture. L’arrobe (arroba) est une unité de mesure courante dans le monde rural latino-américain; une arrobe correspond aujourd’hui en Colombie à 25 livres métriques.
5. Contraloría General de la República, Geografía Económica de Colombia. Tome III, Boyacá. Ediciones de la Contraloría Nacional, Bogotá, 1936.
6. La population du pays passe de 8 702 000 habitants en 1938 à 11 548 000 en 1951 et la proportion des urbains passe de 30,9 % à 38,7 % dans le même temps.
7. Dans un contexte d’exode rural massif et d’une conception de la modernité et du progrès liés aux technologies de pointe et à la vie urbaine, les moulins, comme d’ailleurs de façon générale l’agriculture paysanne et le monde rural, ne sont généralement pas vus avec nostalgie, mais plutôt avec condescendance, comme de honteux restes d’un passé qu’il convient de surmonter.
8. Il en existe un dans le village de Silvia, et peut-être un ou deux autres dans les régions indiennes voisines de Guambía et Tierradentro.
9. Nous décrivons ici ce que nous avons pu observer dans le Boyacá. Il ne s’agit certainement pas de quelque chose de nouveau pour les connaisseurs de la meunerie. Mais il n’y avait jamais eu en Colombie, du moins à notre connaissance, le souci de décrire la forme locale de ces techniques en voie de disparition ni de localiser les moulins hydrauliques encore existants.
10. Nous avons choisi le nom de roudet pour désigner la roue du moulin, même si ce terme n’est pas le plus courant, à cause de sa proximité avec le terme de rodezno utilisé dans le Boyacá.


Seconde partie

C. La technologie des moulins hydrauliques du Boyacá (suite)

La position de la bocacanal, à gauche de la chambre des eaux, fait que le roudet tourne dans le sens inverse des aiguilles de la montre. Lorsque les meules travaillent, l’axe tourne à une vitesse approximative de 60 tours par minute.

Dans tous les moulins observés, l’eau coule en permanence dans la chambre hydraulique sans atteindre pour autant les aubes du roudet. Une planche que le meunier peut déplacer sur deux barres transversales dévie l’eau qui éclabousse ainsi l’ensemble des pièces en bois du moulin – précaution indispensable pour que le mécanisme ne se détériore pas, ce qui arriverait si le bois était soumis à des alternances de périodes humides et de périodes sèches. Une tige métallique va de cette planche à la chambre des meules, au moyen de laquelle le meunier peut, en faisant glisser la planche sur les barres, soit permettre que l’eau mette le roudet en mouvement , soit permettre de dévier l’eau des pales du roudet, ce qui en arrête immédiatement le fonctionnement. Ce mécanisme est appelé paradera (de parar, arrêter) ou freno (frein).

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Fig. 12. Diagramme de fonctionnement des meules. Dessin de Nicolás Raymond.

Il est également possible d’éviter que l’eau arrive au moulin en la déviant par des sorties latérales de la rigole d’amenée, en la fermant avec de grosses pierres, des branchages et des sacs en plastique. En aucun endroit nous n’avons vu l’utilisation de vannes, alors que celles-ci sont communes dans les élevages de truites, ce qui est révélateur du manque de ressources et de l’abandon dont souffrent ces moulins.

La rotation du roudet est transmise à la barre de fer cylindrique, longue de 160 cm et d’un pouce et demi de diamètre, et dont l’extrémité supérieure est forgée en forme de parallélépipède rectangle, de façon à pouvoir s’insérer dans une mortaise de l’anille (lavija), qui elle-même est logée dans une entaille réalisée de part et d’autre de l’œillard, sur la face inférieure de la meule courante. L’anille intervient aussi dans le réglage de la distance entre les deux meules, et donc la finesse de mouture désirée.

La barre est enserrée dans une garniture en bois, le plus souvent de saule, pour éviter son frottement contre la meule dormante. Cette garniture arrive à ras de la partie supérieure de l’œillard de la meule dormante.

Le roudet repose sur un madrier appelé puente (la pontille) par l’intermédiaire de deux pièces métalliques, nommées el apunte. À la droite de la pontille est fixée une perche qui monte jusqu’à la chambre des meules. C’est la trempure (el aliviadero), qui permet de modifier l’espacement entre les deux meules, au moyen d’un levier qui s’appuie sur une base en bois (la marrana) que traverse la perche et agit sur une petite planche (la zapata) solidaire de ladite perche.

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Fig. 14. Anille du Moulin de César Estupiñán sur le río Tirque (Socha). Photo Pierre Raymond

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Fig.15 & 15bis. La marrana (trempure). Dessin de Nicolás Raymond   

Les meules sont nommées piedra de arriba ou mano pour ce qui est de la meule courante et piedra de abajo pour la meule dormante. La meule gisante est taillée dans une roche dont il existe une carrière à Socotá. Cette mine fournit des pierres calcaires de couleur noire et d’une grande dureté, qui étaient taillées sur place et avaient au minimum 80 cm d’épaisseur et entre 90 et 115 cm de diamètre. Les meules courantes sont des grès que l’on trouve facilement dans les lits des torrents, à proximité des moulins. On leur donne entre vingt et trente centimètres d’épaisseur ; elles sont donc beaucoup plus légères que les meules dormantes, ce qui facilite leur déplacement ainsi que l’entretien des surfaces de travail.

Par contre, le transport des meules dormantes n’avait rien de facile, dans les conditions d’un pays alors dépourvu de routes carrossables. On mettait un axe dans l’œillard de la pierre et un convite1 d’une centaine de personnes la tirait, la poussait, la retenait par montées et descentes jusqu’à son arrivée à destination où l’on célébrait cet exploit au cours d’une fête où la nourriture, la chicha et le guarapo2 ne pouvaient manquer.

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Fig. 16. Meule courante abandonnée : au centre se trouve l’entaille où se loge l’anille. Photo Pierre Raymond

 

Les surfaces triturantes ne sont pas planes ; la gisante est légèrement convexe et la courante concave, ce qui facilite l’expulsion de la farine ; ces surfaces présentent une inclinaison de huit à dix degrés. Les meuniers taillent des alvéoles, des rayons et des stries sur les pierres. Les meules courantes ont parfois des rayons, mais elles sont surtout parsemées d’alvéoles réalisées au moyen d’un marteau à repiquer les meules (pico). Les dormantes ont entre six et sept rayons légèrement courbes, pour éviter que l’évacuation de la farine ne soit trop rapide. Dans chacune de ces zones, de 16 à 17 stries secondaires ont été taillées, un peu à la manière de demi-plumes rayonnant à partir du centre et dont les barbes sont dirigées vers le bord de la meule afin de faciliter l’évacuation du grain moulu. Ces rayons et stries se réalisent au moyen d’un petit marteau doté d’une lame de quatre centimètres de large, appelé picadera.

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Fig. 17. Meule gisante qui sert aujourd’hui d’ornement au moulin de la famille Marquez-Sua du Curital (Socha). Photo Pierre Raymond

Quand l’usure des rayonnages exige un rhabillage des meules, la courante, une fois légèrement soulevée par la tempure, est relevée au moyen de leviers, de cales et de rouleaux, jusqu’à ce qu’il soit possible de la mettre en position verticale contre le mur de l’espace de travail. On peut alors rafraîchir les alvéoles et rayonnages des deux meules. Dans un moulin abandonné sur les rives du río Tirque, on trouve les restes d’un système de potence, d’étrier et de chevilles, ainsi qu’une meule courante dotée de deux logements diamétralement opposés, qui permettait de la soulever.

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Fig. 18. Picadera (à gauche ) et pico. Photo Pierre Raymond

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Figures 19 et 20. Meules, trémies et sabots de deux moulins. En haut, celles du moulin de la famille Cala-Rincón ; en bas, chez Don Milciades Niño avec ses deux paires de meules : au premier plan, celle qui sert pour moudre le blé ; au second plan, celle qui est utilisée pour le maïs. Photo Pierre Raymond

Les meules sont surmontées d’une trémie en bois d’une capacité de cinq arrobes, dont le contenu se déverse lentement vers l’œillard de la meule courante par le biais d’un sabot (canaleta). La chute des grains est rendue possible par les vibrations qu’un morceau de bois transmet au sabot et à la trémie. Ce morceau de bois, appelé el perro (le chien), est fixé au sabot et sa partie inférieure repose sur la meule courante, ce qui le fait vibrer en raison des irrégularités de sa surface. Cela permet aussi d’accorder la quantité de grains qui tombe à la vitesse de rotation de la meule car plus elle tourne vite, plus vibre le perro et plus il tombe de grains.

La vitesse d’alimentation en grains est également réglée par deux autres dispositifs. L’un est un baille-blé (garrucha), qui permet de modifier l’inclinaison du sabot et donc la vitesse d’écoulement des grains. Par ailleurs, une languette située vers l’extrémité du sabot permet de laisser passer plus ou moins de grains.

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Fig. 21. Les vibrations du “perro” (au coin supérieur gauche de la photographie) font tomber les grains de blé dans l’œillard de la meule courante. Photo Pierre Raymond

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Fig. 22 et 23. La garrucha et le schéma de son fonctionnement (dessin de Nicolás Raymond)

La mouture qui résulte du concassage et de l’écrasement des grains est éjectée par la force centrifuge de la meule tournante et par la forme du rayonnage. Elle tombe dans la huche farinière, appelée arenal, qui sépare la zone de circulation de celle où tombe la farine.

Le meunier assure un approvisionnement régulier des meules pour éviter qu’elles ne tournent à vide, ce qui les détériorerait. Aucun moulin ne présente un système d’alarme pour annoncer que la trémie est vide. Tout dépend de la vigilance du meunier.

D. Un projet de sauvegarde des derniers moulins hydrauliques de Colombie

Comme nous l’avons mentionné, l’usage des farines des quelques moulins hydrauliques qui subsistent encore en Colombie se limite au cercle familial des paysans qui persistent à cultiver du blé et qui préfèrent sa mouture traditionnelle. De toutes petites quantités se vendent dans une supérette de Socha. Les acheteurs sont surtout des gens du pays ayant dû abandonner leur terre natale3 et qui, y revenant, souhaitent retrouver des saveurs de leur passé.

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Fig. 25. Moulin de la famille Estupiñán sur le río Tirque (Socha). Photo Pierre Raymond

Une organisation paysanne, Agrosolidaria, soucieuse du maintien de l’agriculture familiale et qui pratique la vente de produits de l’agriculture paysanne aux consommateurs urbains, a apporté son soutien à la recherche entreprise à Socha et Socotá, considérant qu’il est important de tenter de sauvegarder ce qui peut encore l’être de cette tradition rurale de culture du blé et de meunerie hydraulique. Ces deux activités représentent d’ailleurs un patrimoine d’une valeur exceptionnelle dans un pays où l’agriculture se transforme très rapidement, tout en effaçant les traces du passé. Et il ne s’agit pas seulement de connaissances et de techniques, mais aussi de tout un système de production paysan de céréales et de l’écosystème qui lui donne vie, c’est-à-dire le páramo de Pisba d’où proviennent les eaux qui irriguent la région.
Agrosolidaria a commencé à offrir de la farine des Moulins de Socotá y Socha parmi les produits qu’elle commercialise à Bogotá. Par ailleurs, une importante chaîne de restaurants envisage d’inclure dans ses menus une « crêpe artisanale » faite avec cette farine. Agrosolidaria souhaiterait également développer un tourisme rural dans la région autour de l’agriculture familiale et de la meunerie hydraulique. Un musée de la meunerie et des céréales pourrait être créé pour donner une orientation éducative à ce projet, qui serait dirigé en partie vers un public de touristes souhaitant découvrir des aspects peu connus du monde rural, ses hommes et femmes, son histoire ; également vers un public scolaire et universitaire souvent à la recherche de lieux de sorties pédagogiques. Il reste à trouver des sources de financement pour mener à bien cette entreprise.

  1. Le convite est un travail collectif destiné généralement à des travaux d’infrastructure ou d’intérêt général (comme par exemple entretenir un réseau d’irrigation, construire ou entretenir une école) auquel participent voisins, amis et usagers.
  2. Deux boissons fermentées traditionnelles à base, la première de maïs et l’autre de jus de canne.
  3. Outre l’exode rural, cette région, aujourd’hui pacifiée, a été le théâtre pendant des années d’affrontements entre l’armée et la guérilla, ce qui a conduit de nombreux habitants à la fuir.

 

Cet article a bénéficié de la collaboration de Francisco González et Victoria Guáqueta.

 

Pierre Raymond

praymond777@yahoo.ca
+57 1 282 20 48 / +57 312 536 8000

 

Paru dans Le Monde des Moulins 63 – janvier 2018 et 64 – avril 2018

Catégories : Etranger

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