À la Révolution, une partie des terres que baigne l’Ardusson, ainsi que quelques moulins, appartiennent à Monsieur de Boullongue, émigré, propriétaire du Château de Marigny qui est pillé et dont les papiers sont brûlés. L’autre château du « cy-devant », à la Chapelle Godefroy au confluent de l’Ardusson avec la Seine, est incendié lors de la Campagne de France en 1814, ainsi que le Moulin Rouge de Marigny.
Les témoignages de cette époque étant partis en fumée, nous devrons nous contenter de quelques documents, conservés à Troyes dans les archives des Ponts et Chaussées, pour raconter une bataille moins sanglante mais aussi acharnée que celles que nous venons de citer, bien qu’elle ne figure pas dans les manuels d’histoire.
L’Ardusson est un ruisseau qui se jette dans la Seine en amont de Nogent-sur-Seine, rive gauche, après un parcours de vingt-huit kilomètres. Il arrose onze villages ou hameaux habités depuis l’époque préhistorique. En 1859, il fait tourner quatre moulins déjà réglés et dix qui doivent l’être prochainement.
Il prend sa source dans une zone de marécages et d’étangs où la tourbe était jadis exploitée. À la Révolution, quand l’État décide d’éradiquer les marais pour des raisons sanitaires et afin de gagner des terres cultivables, des conflits vont naître entre les propriétaires fonciers et les exploitants des moulins.
En 1793, l’État décide de vendre deux moulins, le Moulin Rouge appartenant au « cy-devant » Boullongue et le Moulin de la Mardelle appartenant au chapitre de l’église Saint-Pierre de Troyes, les deux situés en aval de Marigny, chacun à la sortie d’un étang traversé par l’Ardusson.
Les moulins ont besoin de réparations urgentes, car ils sont indispensables aux populations voisines. Le procès-verbal d’adjudication, du 9 novembre 1793, mentionne les remises en état à effectuer. Le citoyen Louis Guillaume Lenoble, meunier demeurant à Bossenay (commune proche), est adjudicataire des deux moulins pour mille deux cents livres.
Deux ans plus tard, le fermier du Moulin Rouge, le citoyen Herluison, a bien effectué les travaux mais son moulin manque d’eau pour tourner.
En ce qui concerne les étangs, le citoyen Montillot les tenait à bail du « cy-devant » Boullongue depuis 1786, pour neuf ans.
Ces deux étangs, celui de Marigny qui alimente le Moulin Rouge et celui de la Mardelle qui fait tourner le Moulin de la Mardelle, sont concernés par la loi du 4 décembre 1793 (14 frimaire an II) qui ordonne le dessèchement des lacs et des marais de la République, en réservant ceux qui pourraient être nécessaires aux moulins et autres usines.
Deux mois plus tard, un arrêté de l’administration du district de Nogent-sur-Seine délègue le citoyen Milony, architecte du département, pour « visiter l’étang et le moulin national de Marigny, à l’effet de constater la possibilité de défricher l’étang sans nuire à l’activité du moulin ». La conclusion de Milony est que le dessèchement de l’étang est possible et qu’en ouvrant un canal aux frais de la République, il est possible de faire tourner le Moulin Rouge.
L’étang est bordé par une chaussée qu’on ne peut séparer du moulin, car elle sert de chemin pour y accéder, tout en le protégeant des eaux de l’étang. Une arcade sous la chaussée permet au moulin d’être alimenté en eau par une bonde et elle lui sert de décharge.
Cette même chaussée est indispensable à l’étang, car elle permet d’y aborder, de retenir ses eaux, et la bonde sert à les lâcher lors de la pêche.
« La chaussée et la bonde sont aux deux et l’un n’en peut user au détriment de l’autre.
De même que le meunier, s’il voulait renoncer à son moulin, ne pourrait ôter le sureau, car il n’est pas seulement destiné à faire tourner une meule, il sert aussi d’écluse à un étang qui ne subsisterait pas sans elle… de même le propriétaire de l’étang ne peut supprimer la bonde qui lui est utile pour assécher l’étang pour la pêche mais est nécessaire au moulin pour lui conserver l’eau dont il a besoin pour travailler ».
Entre temps, le citoyen Montillot, fermier des étangs, a obtenu de l’Administration le droit de terminer son bail à condition d’assécher les étangs. L’opération est intéressante pour lui, car il conserve les terrains qu’il loue encore trois ans et tire tous les bénéfices de leur assèchement. Il met donc sans tarder les étangs « en coule », mais s’il obtient facilement deux cents arpents cultivables, une surface identique est couverte de cinq à six pouces d’eau et le surplus reste complètement en eau.
Début 1793, alors que la commune de Marigny était favorable à l’assèchement des étangs, la commune d’Ossey avait bien prévenu l’Administration qu’il était impossible d’y parvenir complètement sans détruire les moulins !
En 1794, le mécontentement est général :
Montillot, car il n’a pas réussi à assécher les étangs et n’atteint pas les bénéfices prévus.
Lenoble, adjudicataire des moulins, parce qu’une nouvelle loi de septembre 1793 l’oblige à percevoir en argent le prix des moutures, ce qui lui porte un préjudice notable par rapport au paiement en nature !
Il demande que son bail soit résilié.
L’Administration, parce que le canal, aménagé à ses frais pour faire tourner le Moulin Rouge, ne remplit pas son office.
Le moulin ne peut tourner qu’avec la bonde fermée complètement, et si la bonde est fermée l’étang ne s’assèche plus !
Respectivement, en novembre et décembre 1794, les deux moulins sont vendus, « à charge de chaque adjudicataire de souffrir de supporter l’écoulement et l’assèchement de chaque étang contigu à chaque moulin.»
Le Moulin Rouge est acheté par la veuve Herluison.
Étant donné que la loi du 4 décembre 1793 sur le dessèchement obligatoire des étangs a été reportée dès juin 1795, on pourrait penser que la situation deviendrait moins tendue à l’étang de Marigny…
L’étang est acheté par Gambey le 18 août 1796 avec une estimation d’expert indiquant que le prix tient compte du fait qu’il y a deux cents arpents cultivables rapportant deux mille cent quatre-vingts francs et deux cents autres à six cents francs seulement, car l’épuisement total de l’eau est impraticable. Gambey sait donc, lors de l’achat, qu’il n’aura jamais toute la surface en terres cultivables.
Gambey meurt peu après et sa veuve fait retirer la bonde, provoquant la mise en chômage du moulin jusqu’à fin 1799.
« L’étang de Marigny avait un revenu annuel estimé à deux mille sept cent quatre-vingt francs en 1790 quand il était affermé au fermier Montillot pour mille six cents francs, trois cents carpes, des perches, brochets, etc. À l’expiration du bail de Montillot, d’autres pêcheurs de Nogent en offrirent mille huit cents francs… La veuve Gambey donna la préférence au citoyen Berrois, grand cultivateur de navette, et comme elle, ennemi déclaré de tous les amas d’eau où l’on nourrit du poisson… »
Une note anonyme, non datée, mentionne que « la veuve Herluison expose que la veuve Gambey, en desséchant son étang et supprimant la bonde placée sous la chaussée, a détourné le cours de la rivière et a privé d’eau son moulin et dix autres au-dessous. Les propriétaires de ces usines se joignent à la veuve Herluison pour demander le rétablissement de la bonde. Les tribunaux ont été saisis, ils envoient les pièces au Conseiller d’ État chargé des Ponts et Chaussées, qui en fait retour au Préfet de l’Aube qui ordonne une enquête en février 1801.
Dans l’intervalle, Baudouin, d’Aix-en-Othe, devient concessionnaire du moulin de la veuve Herluison et présente un mémoire au préfet, disant que la bonde supprimée par la veuve Gambey venait d’être rétablie par son fermier, mais que la veuve Gambey voulait l’enlever à nouveau pour que les inspecteurs aient connaissance de l’état des lieux. Le rétablissement de la bonde a causé la submersion de la propriété de la veuve Gambey qui demande treize mille francs de dommages intérêts. »
Après avoir épuisé tous les recours légaux, un procès-verbal de gendarmerie raconte une scène de violence qui opposa le Moulin à l’Étang :
« Le fougueux fermier de l’étang groupé sur la chaussée avec deux gendarmes, de l’autre la meunière désespérée, formant de son corps un rempart au travers de l’arcade, et les garçons du moulin en pied autour d’elle, attaquaient, défendaient en tumulte, ceux-ci pour arracher de sa place la bonde encore mal affermie, ceux-là pour consolider son enchâssure et la fermer pour toujours ».
Une lettre de Baudouin du 20 septembre 1817 précise que son moulin était tellement important que trois moulins à vent ont été construits dans les environs pour y suppléer. Il a été détruit par les armées alliées lors de la Campagne de France en 1814 et seulement rétabli en 1817. Il disparaît ensuite des dossiers.
Le Moulin de la Mardelle est réglé par arrêté du 23 octobre 1861 ; il appartient alors au marquis de Chambon. Des bâtiments existent encore, visibles de la route, et constituent la ferme de la Mardelle qui exploite les terres de l’ancien étang.
Il n’en est pas de même pour le Moulin Rouge, qui ne figure même plus sur l’Atlas Leloup de 1875 et qui a laissé bien peu de traces.
L’auteure s’est rendue sur la chaussée, qui subsiste encore, accompagnée du propriétaire des terres cultivées de l’ancien étang de Marigny. Le propriétaire, qui ignorait le passé lacustre de son domaine, lui a montré les traces d’un petit canal le long de la chaussée. Ce canal, dont l’origine est enfouie sous d’épaisses broussailles, aboutit sur le remblai de la cour d’un bâtiment, trop récent pour être le Moulin Rouge. La configuration des lieux laisse penser que le canal, dont les dimensions pourraient alimenter une roue par en-dessus, ne pouvait que faire mouvoir une roue par en-dessous. L’architecte Milony, dont la réputation dans l’Aube n’est pas sans tache, aurait donc commis là une grossière erreur. Ce sont là des suppositions que nous n’avons pas pu vérifier, la seule certitude est la disparition du séculaire Moulin Rouge, victime du dessèchement de l’étang de Marigny.
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Sources : Archives départementales de l’Aube, dossiers S 768 et S 777.
Note : afin de faciliter la chronologie, les dates ont été mentionnées en calendrier grégorien.
Catherine Tartre,
Association des Moulins à vent Champenois
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