La zone II : une tranchée étroite ayant fourni des meules de moulins et des meules manuelles au Haut Moyen Age. Photo A. Belmont
Bien connu des molinologues de Poitou-Charentes et en particulier par ceux habitant les environs d’Angoulême, le plateau des Meulières de Claix et de Roullet constitue un territoire à part. Dans une région déployant un océan de petites collines, aux pentes douces si propices aux prés et à la vigne, ce plateau forme comme la proue d’un navire, avec en guise de coque de belles falaises blanches, pointées vers la Charente. Au XIXème siècle déjà, savants et voyageurs notaient sa singularité : « Aux lignes monotones et indécises des côteaux de Châteauneuf et de la rive droite de la Charente, succèdent brusquement des lignes nettement arrêtées dans leurs contours et d’un effet remarquable. L’oeil embrasse une série de plateaux frangés et taillés en promontoires, qui s’avancent majestueusement vers la plaine » (Henry Coquand, 1857). En parvenant à son sommet, l’étonnement ne fait que croître. En plus d’un panorama superbe sur l’Angoumois et l’orient de la Saintonge, le visiteur découvre un labyrinthe de tranchées taillées dans le rocher, étirées sur des 50 et 100 mètres, profondes comme un homme et souvent comme un puits, et surtout toutes parallèles les unes aux autres, alignées à la manière de soldats en ordre de bataille. Treize hectares de surface, 600 mètres de long et 300 mètres de large, voici les dimensions de cette étrange armée. Il a fallu rien moins que 20.000 points à une entreprise de topographie pour en quantifi er les effectifs ; après des mois de travail, le verdict est tombé : 190 fosses, pour une production estimée entre 50.000 et 100.000 pierres, ce qui range les meulières de Claix parmi les plus grandes de l’ouest de la France. Certes loin derrière la forêt de Moulière, vers Châtellerault, dont les milliers d’hectares arrivent certainement en tête du palmarès mondial, mais à mille lieues aussi de ces nuées de carrières de villages dont la France est semée, et sur lesquelles les meuliers du passé n’ont fait que butiner une meule ici, une autre là. A Claix, l’ampleur de l’extraction fut telle que le paysage en a été à jamais bouleversé. Au lieu de cultures et de bois s’étend maintenant une pelouse sèche parsemée de fourrés à genévriers, coupée d’abrupts calcaires et de plages de roche nue ; un vrai causse du Larzac, échoué aux portes de l’Atlantique. Dans ce décor tout entier dû à la main de l’homme, la nature a aussi trouvé moyen de se singulariser ; ici prospèrent plusieurs espèces intéressantes, comme l’engoulevent, le pipit rousseline et la genette chez les oiseaux, et chez les végétaux, la sabline des chaumes et surtout la globulaire de Valence, une petite plante à fl eur mauve extrêmement rare en France. Cette fl ore a permis au plateau des Meulières de bénéfi cier en 1993 d’un arrêté préfectoral de protection de biotope et d’être à présent géré et partiellement possédé par le Conservatoire Régional des Espaces Naturels Poitou-Charentes (CREN).
La zone II en cours de fouilles. Photo A. Belmont.
La zone II à l’issue des fouilles, avec ses «tubes» d’extraction aux allures de tour de Pise. Photo A. Belmont.
Désireux de mieux connaître le passé du plateau des Meulières, le CREN avait dès 2004 prescrit une enquête ethnologique laquelle, si elle avait fait ressortir des éléments de la mémoire collective et l’importance de cet espace auprès des habitants des environs, n’avait pas permis d’éclaircir les origines d’un paysage si singulier. Or les visites réalisées sur place et grâce à l’entremise de Patrick Agard, montraient bien que l’industrie clébertine (= de Claix) ne datait pas d’hier (Note de la rédaction : voir Monde des Moulins n°11) : les meules à mains, tirées de ses parties les plus anciennes, indiquaient des racines forcément antérieures à l’instauration du système féodal et des moulins banaux. D’un point de vue archéologique, les carrières de Claix pouvaient bien s’avérer un livre ouvert sur un à deux millénaires d’histoire de la meulerie française. C’est la raison pour laquelle en 2005 les conservateurs successifs du site, Thibaud Gaborit puis Mélanie Adam, sollicitèrent le Laboratoire de Recherche Historique Rhône-Alpes, rattaché au CNRS et à l’université de Grenoble 2, pour mener à bien une campagne de recherches en archives et de fouilles archéologiques. Le temps d’organiser l’opération, d’obtenir les autorisations nécessaires et aussi l’appui de nombreux partenaires (CREN, Université Grenoble 2, MSHAlpes, Conseil général de Charente, Pays Sud-Charente, Communauté de communes Charente-Boëme-Charraud, Communauté de communes du Blanzacais, Ciments Lafarge, Entreprise Topo16, communes de Claix et de Roullet-Saint-Estèphe), et cette campagne de recherches intervint de janvier à décembre 2008. Les recherches en archives concernèrent les dépôts départementaux de Charente et de Charente-Maritime, ainsi que les archives nationales. Dossiers des communautés religieuses, procédures judiciaires, comptes et tarifs de péages par terre et par eau, enquête de 1809 sur les moulins de France et surtout registres des notaires, avec leurs lots de ventes de meules, de contrats entre propriétaires et locataires, d’inventaires après décès et de tous actes susceptibles de lever le voile sur le passé des carrières, fournirent une abondante récolte, glanée à travers un total de 163 registres et dossiers.
Dessin et mesure des altitudes. Sommet du front de taille de la zone II. Photo A. Belmont.
La première mention de meulières à Claix et à Roullet apparaît dans les textes en 1306. Cette année-là, le seigneur Alain Delisle et le prieur d’un établissement religieux des environs reconnaissent tenir chacun des carrières de leur suzerain, l’évêque d’Angoulême. Dès lors et jusqu’au XVIIIème siècle, les meulières clébertines restent propriété de l’Eglise puis des seigneurs de Claix, les Calluau au XVIème siècle puis les Boisson au XVIIème. Ces aristocrates n’exploitent évidemment pas eux-mêmes la pierre. Ils louent les fronts de taille à une dynastie de maîtres meuliers implantée en Angoumois depuis le milieu du XVIème siècle au moins, les Parenteau. En échange d’un loyer pouvant atteindre 2000 Livres par an et augmenté de la fourniture gratuite de meules destinées aux moulins seigneuriaux, les Parenteau obtiennent le droit d’exploiter a volo les meulières du plateau et aussi accessoirement d’habiter la maison-forte de leur propriétaire et de gérer la seigneurie en leur nom. Loin de simples artisans besognant sur la pierre entre deux travaux agricoles, les Parenteau tiennent davantage d’entrepreneurs aisés voire même d’envergure : durant les règnes de Louis XIII et de Louis XIV, ils contrôlent toutes les meulières ouvertes dans le secteur, à Claix, à Roullet- Saint-Estèphe, à Mouthiers-sur-Boëme et aux Chaumes de Crages, sur la commune d’Angoulême. Dotés de fortunes semblables à celles de bons bourgeois, ils épousent des fi lles de la noblesse locale, achètent des domaines dont ils parent leur nom – « Parenteau, sieur du Maine Sec », fi nissent en 1702 par acquérir les carrières grâce à un acensement, et confi ent à leurs fermiers et à des ouvriers le soin d’en tirer la pierre. Eux ne font que superviser la bonne marche des meulières et vendre leur production.
L’un des «chemins des meules», aux ornières creusées dans le rocher. Photo Daniel Mazouin
La carrière de la zone I, exploitée dès la fi n de l’Antiquité ou à l’époque mérovingienne. Photo T. Anderson.
Une centaine de kilomètres : telle est l’aire de commercialisation des meules de Claix. Vers l’est, elles partent jusqu’aux confi ns du département de la Dordogne actuelle, tandis qu’à l’ouest, elles gagnent Saintes et les abords de Rochefort. Les transports se font sur de lourds fardiers empruntant des itinéraires spécialement aménagés, les « chemins des meules », aux ornières taillées dans le roc à travers le plateau, puis sur des chaussées peut-être dallées et en tout cas renforcées. Dès que possible, les pierres sont chargées sur des gabarres descendant la Charente, dont le cours constitue la colonne vertébrale de l’aire commerciale. Le long de ses rives, les principaux ports accueillent des dépôts de meules auxquels les meuniers viennent s’approvisionner. Gare s’ils s’y prennent trop tard ! En 1612 le meunier Jean Varichon, de la paroisse des Gonds, près de Saintes, casse ses meules lors d’un rhabillage particulièrement maladroit. L’été vient de se terminer, le battage des blés est commencé et tous ses confrères ont déjà depuis longtemps épuisé les stocks de meules disponibles. Varichon doit courir de port en port en remontant vers l’amont, en vain, jusqu’à obtenir enfi n de nouvelles meules sur la carrière elle-même. Ses successeurs restèrent longtemps fi dèles à Claix, appréciant ses « meulles blanches, a usage de mouldre bled ». Pour elles, ils n’hésitent pas à débourser 14 livres pièce en 1617, le prix d’une parcelle de terre. Et c’est vrai que ces pierres conviennent à merveille pour la mouture du froment. Le calcaire du Turonien dans lequel elles sont taillées est criblé d’innombrables cavités à la manière d’une éponge, lui conférant ainsi une abrasivité que les calcaires n’ont pas habituellement. Ajoutez-lui une pureté sans égale, avec moins de 1% de fer, de silice, d’aluminium, de manganèse et de magnésium et vous obtenez une pierre d’une blancheur immaculée. Même si elle n’est guère solide puisqu’elle se rompt sous une pression de 91 kg/cm2 – contre 200 à 500 kg pour la plupart des grès meuliers ; même si elle s’use en trois-quatre ans au lieu de 10 à 12 pour une bonne « molasse », la poudre minérale qu’elle sème en tournant ne teinte pas la farine de froment et permet la fabrication d’un pain blanc, comme en raffolent depuis au moins les XIIIème et XIVème siècles, les seigneurs raffi nés, les bourgeois, les clercs gourmands et nombre de paysans un peu plus aisés que les autres.
Les plus grandes fosses de Claix ( ici la zone III ), ont chacune fourni des milliers de meules de 1,50 à 1,70 m de diamètre. Photo A. Belmont.
Les techniques employées par les maîtres meuliers pour accéder à cette précieuse ressource minérale ont pu être observées lors des fouilles. Cinq chantiers différents ont été ouverts sur le site, un à Roullet et quatre à Claix, ce qui en a fait le plus grand chantier de fouilles d’une carrière de meules mené en Europe. Outre la mise au jour d’une section d’un chemin à ornières, ces chantiers visaient à dater les principales phases d’exploitation du site et à observer d’éventuelles évolutions techniques. Dans ce but, les fouilles furent réparties en différents endroits stratégiques du plateau et notamment à ses deux extrémités, afi n d’approcher les origines et la fi n de l’exploitation. Ainsi la fouille de la « zone III » exhuma un chantier de la fi n du XVIIIème – début du XIXème siècle ; grande fosse d’une cinquantaine de mètres de long pour une trentaine de large, elle avait fourni à elle seule 1600 à 1900 meules de 1,70 m de diamètre. Ces roues géantes étaient extraites à coups de pics pointus, par l’ouverture en 3 à 4 passes d’un fossé annulaire détourant un cylindre, puis décollées du banc à l’aide de petits coins de fer logés dans des emboîtures étroites. L’extraction progressait par paliers au fond de la tranchée, en réutilisant les alvéoles d’extraction issues des passages antérieurs pour tracer les contours des futures meules, donnant ainsi naissance à des « tubes » circulaires hauts de 4 à 7 mètres. Plusieurs équipes travaillaient en même temps : en avant de la fosse, des journaliers effectuaient le « décroûtage » des couches de terre et de pierre stérile recouvrant le gisement ; au fond de la fosse, deux à trois équipes oeuvraient chacune sur un palier distinct ; enfi n sur les bords de la fosse, les maîtres meuliers procédaient à la taille de fi nition et accessoirement au montage des meules lorsqu’elles étaient tirées en quartiers. L’exploitation terminée, la fosse se remplissait des « haldes » (déchets de taille et stériles) issues des chantiers ultérieurs. Parcellisation du travail, optimisation de la production – que refl était encore un plan en nid d’abeille du plancher de carrière, fabrication de grandes meules monolithes ou en quartiers, caractérisaient cette phase du plateau des Meulières. Ajoutons encore quelques vieilles meules dressées contre les parois, attendant encore les clients qui ne vinrent jamais : au cours du XVIIème et encore plus au XVIIIème siècle, la meulière de Claix subit de plein fouet la concurrence des meules en silex tirées des carrières de Dordogne, de Caunay et de Brie. Dès les années 1830, la production s’arrête, tandis que les Parenteau se reconvertissent dans le notariat et la médecine.
Une couronne d’emboîtures cerne la meule, attendant toujours les coins de fer qui allaient la délivrer du rocher… si elle ne s’était pas
brisée. Claix, zone III, XVIIIe siècle. Photo A. Belmont
A l’extrémité opposée du plateau, à l’endroit même où les falaises dominant la vallée de la Charente durent révéler la présence du gisement aux premiers meuliers, les zones I et II du chantier de fouilles levèrent le voile sur les origines de l’industrie clébertine. Une fosse un peu en retrait du plateau, la zone II, livra une exploitation nettement plus modeste que la zone III : une quarantaine de mètres de long mais seulement cinq de large et deux de haut. Les artisans mérovingiens ou carolingiens qui avaient besogné ici n’avaient pas vu aussi grand que leurs successeurs du siècle des Lumières. Eux aussi travaillaient en paliers au fond de leur tranchée ; eux aussi utilisaient le pic pour tailler les meules, usant du procédé du fossé annulaire. Mais pour le reste, leurs techniques différaient largement. Au lieu de tubes rigoureusement verticaux, les leurs jouaient les tours de Pise, perdant à chaque étage une quantité appréciable de pierre ; au lieu de coins de fer, ils se servaient de coins en bois, glissés dans de longues encoignures linéaires ; au lieu de monstres de 1,70 m de diamètre, eux taillaient des meules de moulins de 1 m à 1,20 m de diamètre, et aussi des meules à mains. Quant à la zone I, implantée à cheval sur la falaise et donc contemporaine des débuts de la carrière, sa fouille mit au jour un atelier en gradins et non plus en fosse, creusé une fois de plus à coups de pics pointus, présentant toujours des tranchées annulaires mais où le décollement des meules était obtenu à l’aide d’une à deux encoignures rectangulaires et de gros coins en bois. Les meules ici avaient encore un peu perdu en volume, les plus grosses meules ne mesurant plus que 1,10 m de diamètre et les meules manuelles 50 à 60 cm, signe d’une plus grande ancienneté par rapport à la zone II. Et de fait, la datation par thermoluminescence de tessons de poteries trouvés dans une couche d’abandon du chantier révéla que cette meulière des origines avait été exploitée avant les Vème – VIIIème siècles de notre ère, autrement dit à la fi n de l’Antiquité ou au tout début du Moyen Age.
En somme, les recherches effectuées en 2008 ont montré que les carrières de Claix avaient été exploitées pendant près de 1500 ans, entre la fi n de l’Antiquité et le début du XIXème siècle. Elles ont prouvé que l’époque mérovingienne, loin d’être « fainéante », avait vu le développement ici d’une industrie spécialisée dans la production à grande échelle de meules de moulins et de meules manuelles. Surtout, elles ont apporté de nouveaux éléments sur l’histoire ancienne du pain. Durant l’Antiquité et le début du Moyen Age, les carrières de Saint-Crépin-de-Richemont, situées en Dordogne et à une quarantaine de kilomètres d’Angoulême, avaient grâce à une arkose particulièrement abrasive et d’excellente qualité, connu un développement nettement plus ample qu’à Claix ; sauf que la pierre qu’elles exploitaient, colorée de rouge et de jaune, ne pouvait donner une farine immaculée. L’extraction à une échelle industrielle des pierres fragiles mais blanches de Claix prouve donc de manière indirecte que les populations de la fi n de l’Antiquité et de l’époque mérovingienne étaient déjà sensibles à la couleur du pain. Il nous reste donc encore beaucoup à apprendre sur l’histoire complexe et millénaire du principal aliment de nos ancêtres. Sur ce point précis comme sur le passé des techniques, du travail et de la vie quotidienne, les fouilles à venir d’autres carrières de meules offriront encore certainement bien du grain à moudre.
Alain Belmont Professeur d’histoire moderne Université Grenoble 2 LARHRA (UMR CNRS 5190) – Article paru dans le Monde des Moulins – N°32 – avril 2010
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