Le site des Moulins de France
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La région décrite se trouve à 10 km à l’Est de Saint-Brieuc (Côtes d’Armor). Le Gouessan est un fleuve qui arrose la ville de Lamballe, et les Ponts-Neufs sont à 7 km en aval à quelques kilomètres du littoral de la Manche.

François Bedel tint le dernier des trois moulins à foulon, dans la vallée des Ponts- Neufs. Au sortir de l’étang, franchie la chaussée dont on attribue la construction aux Romains, le Gouessan se faufilait par cette gorge sauvage, jusqu’à la mer. A chaque détour, un moulin. Moulin à blé, comme les Moulins-Rolland, moulin à foulon, comme ce moulin de l’Alouette, où naquit et besogna François Bedel.

Voilà des gens, ces Bedel, qui, pendant des générations, n’ont pas eu à hésiter, à l’âge de prendre un état. Aussi loin que puissent remonter les souvenirs de la famille, on a toujours tenu un moulin à foulon, et dans le même coin. L’arrière-grandpère, le grand-père et le père de François Bedel, qui eut cinq enfants. Et le survivant, tout poudreux du travail des battaisons, garde l’orgueil de cette hérédité.
Si le foulonnier, son moulin détruit, croit encore à la grandeur et à l’utilité de sa mission, il reconnaît qu’il a dû abdiquer devant les essais de coquetterie de la jeunesse campagnarde, avide de singer les citadins. C’est du jour où les coqs de village ont cru s’aristocratiser, en s’habillant de confection, qu’il n’y a plus eu besoin de moulins à foulon. Ceux-ci ont fermé, faute de clientèle.
– Rester à se tourner les pouces dans son fond de vallée, travailler un jour ou deux par semaine ?… On ne pouvait plus tenir, dit François Bedel.
A la vérité, la mort du tisserand a entraîné celle du foulonnier. Jadis, chaque maison, avec son lin, son chanvre, sa laine, ne se fournissait pas seulement en linge, mais produisait de quoi s’habiller. Le tisserand fabriquait l’étoffe, pour les cotillons féminins, la garrerie verte  ou brune, avec des rayures, et la berlinge, bleue ou jaune, pour les gros effets d’homme. Mais ces draps, étirés par le métier à tisser, paraissaient trop clairs à des ménagères soucieuses de l’à-main, de l’épaisseur et du moelleux.

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Moulin à foulon près de Lamballe – dessin côte INV 61-2-92 collection Musée de Saint-Brieuc

On les faisait feutrer par le moulin à foulon. Et la laize, pour la berlinge, était réduite de 1 m. 10 à 0 m. 80; pour la garrerie, on se contentait d’une demi-foule, 0 m. 90. Rajeuni par son plaisir, Francis Bedel décrit son moulin, son installation. Qui croirait que cet homme, dans la force de l’âge, parle d’un domaine ruiné, d’un matériel archaïque, d’une profession dont on ne peut plus reconstituer les rites qu’en regardant les planches de l’Encyclopédie ?
– Notre appareillage était entièrement construit en bois. D’abord, la roue qui communiquait avec le marbre, une énorme pièce de chêne qui, par des pales, soulevait les verges : deux verges de 3 mètres à 3m. 50 de longueur et d’une épaisseur de 0 m. 18 au carré, taillées dans un seul tronc d’arbre. Ces deux verges s’appuyaient au tréteau porteverges, et elles portaient les pilons. Deux gros pilons, qui pesaient 50 kilos chacun, et qui étalent munis de 3 dents. La longueur de ces dents, le foulonnier devait la régler lui-même selon son goût : 0 m. 50 la plus grande, 0 m. 40 la moyenne et 0 m. 30 la petite, celle qui devait crocher le moins dur. Les pilons tombaient dans une cuve hémisphérique, creusée d’une seule pièce. Elle faisait 2 mètres de longueur et 1 m. 10 de largeur. Légèrement penchée, elle paraissait en faux-aplomb.
François Bedel parle, et par delà cette nomenclature, que de souvenirs embrumés s’éclairent en moi ! Un sentier, suivant le Gouessan dans tous ses écarts. Au fond de la vallée, il n’y avait place que pour cette sente et la rivière, brune sur les cailloux qui l’encombraient. Les bords de la gorge étaient si hauts qu’on se sentait enseveli dans les fougères tortillées comme des vers et les ronces noires de mûres. A un tournant, on percevait des coups de masse, en rythme alterné, et on découvrait le moulin, avec son
toit ensellé et sa passerelle de branches mortes. On était pris, jusqu’au vertige, dans un bruit d’eau qui trotte, qui vire, qui hésite, mais qui ne peut échapper au large bief et à la roue patiente, inexorable. Une roue qui pesamment montait, montait, comme pour écraser, en retombant, cette masse d’eau qui fuyait entre ses membrures mâchurées par le temps. Et toujours ces maillets qui le marquaient, le temps, à la cadence de l’éternité…
Les foulons, à cette époque, n’avaient pas une heure à perdre. Le foulonnier, dès l’aube, pataugeait dans son espèce de cave, tantôt glaciale, tantôt étouffante, comme  une étuve. Il recevait de l’étoffe de quinze lieues à la ronde. Les Bedel avaient des dépôts à Planguenoual, à Lamballe, et, le dimanche, on s’en venait par bandes et par charabannées, comme pour une partie de plaisir, apporter du tissu à fouler, des pièces de toute longueur, 5 mètres, 10 mètres, 25 mètres. Mais la cuve en mâchait 100 mètres à la fois. Première opération : on mouillait l’étoffé à l’eau froide, par un système ingénieux de norias dont était munie la roue du moulin. Les pilons entraient en danse, boulangeant si fort berlinge ou garrerie, que celle-ci se nouait : des noeuds aussi savants que des noeuds de marin. Ensuite, on remplaçait l’eau froide par de l’eau chaude, après avoir débrouillé l’étoffe.

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Foulonnier au travail – dessin côte INV 61-2-96 collection Musée de Saint-Brieuc

Et le bal recommençait, les pilons se levant l’un après l’autre, malaxant le tissu entre leurs trois griffes. Pendant trois heures, la substance était brassée dans la cuve. La pièce trop embrouillée, on arrêtait. On déplissait, on détordait, on débouchonnait, et on recommençait. Pour dégraisser, on se servait d’une argile spéciale, la terre à foulon. Le tissus foulé, il fallait le dresser, sur les bords particulièrement. Et les Bedel avaient réservé au dressage un second moulin, avec une roue spéciale. Après avoir rassemblé le
drap en rouleaux de 20 mètres, qu’on plantait sur le champ, on l’aspergeait d’eau bouillante, dans tous les sens, on égouttait.
Un petit tour de cuve, d’une demiheure, sans développer la pièce, et les pilons réglés au coup à coup, et il n’y avait plus qu’à dérouler l’étoffe encore chaude, à la mettre, en pile, à sécher, pour, finalement, la brosser, la lustrer, avec la carde à laine, qui avait remplacé le peigne primitif, les têtes de cardère, le chardon à foulon. Si l’on n’a plus donné de travail au foulonnier, qui prenait cinq à six sous par mètre, c’est que, pour se mirer dans l’armoire à glace, les fils et les filles des paysans enrichis de 1920, se seraient crus déshonorés de porter les mêmes hardes que leurs grands-parents.
Il leur fallait le bourrier violine et la soie artificielle pour leurs dimanches; pour tous les jours, le sarrau de coton et le veston de lustrine des domestiques agricoles.
Allez leur démontrer, à ceux-là, qu’une vêture inusable humilierait, que la berlinge, c’était la ratine la plus ferme, la plus dense, la plus douce au toucher, et que la garrerie, toutes les bourgeoises en voudraient pour leur ameublement.
François Bedel aurait voulu tenir, pourtant. Il n’a quitté qu’à regret son moulin.
Et poussé à la dernière minute par cette rage industrielle qui s’est approprié la parole de Jérémie : “Je ferai monter mes eaux, et je couvrirai toute la terre.”
On a inondé la vallée des Ponts- Neufs, pour faire un barrage, évidemment. Un de plus. Et pour que l’histoire du moulin de l’Alouette, avec celle de tous les moulins à foulon, de Plérin, de Plorec, de Kergoff, en Plougastel, devînt une histoire d’avant le déluge.

Jean-Pierre Azéma – Article paru dans le Monde des Moulins – N°7 – janvier 2004

 

Catégories : Histoire

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