Jalonnant les rivières du plateau calcaire de I’Entre-Deux-Mers, les moulins à eau ont rythmé l’usage des eaux au moins depuis le XIe siècle. L’emploi du passé est de rigueur depuis plus d’un siècle, du fait du développement des grandes minoteries et l’amélioration des chemins qui permirent la commercialisation rapide et peu onéreuse des farines industrielles vers les moindres villages.
Pourtant, la question des moulins est encore d’actualité. La Directive Cadre sur l’Eau (2000/60/CE), transcrite en droit français en 2006 sous la forme de la Loi sur l’eau, a jeté notamment les bases d’une nouvelle politique de protection des milieux fluviaux. La DCE avait fixé l’horizon 2015 pour atteindre le bon état écologique et chimique des eaux de surface, et le bon état chimique et quantitatif des eaux souterraines. En France, son application, effectuée de manière hétérogène, provoque régulièrement des conflits entre collectivités et certains usagers de la rivière, illustrant une nouvelle fois l’éternelle opposition entre nature et culture.
Pendant ce temps, l’étude archéologique et historique des rivières se poursuit et ouvre de nouvelles perspectives méthodologiques, notamment par la prise en compte de l’histoire de l’hydrologie aux périodes récentes. Par « périodes récentes », on entend la période allant du Moyen-Âge à aujourd’hui, soit environ les 15 derniers siècles. Les données hydrologiques, consultables sur le site de la Banque Hydro, proviennent des services de l’État, d’EDF, d’organismes de recherche et de compagnies d’aménagement. Si l’intérêt d’un tel outil est indéniable, il demeure insuffisant, car il n’offre aucune profondeur temporelle, les données étant rarement antérieures aux années 1960. Autrement dit, l’étude du fonctionnement des moulins à eau ne peut s’appuyer sur les mesures de débit des rivières, si ce n’est en posant clairement les limites de la documentation.
La découverte d’une enquête menée par le service des Eaux et Forêts en 1849 permet de renverser l’approche méthodologique. Les moulins à eau pourraient-ils travailler efficacement avec les débits actuels ? Combien de temps faudrait-il pour recharger une dérivation de manière à satisfaire les besoins des moulins ? Ce document présente le nombre d’heures travaillées quotidiennement et le nombre de jours travaillés, mensuellement et annuellement, pour chaque moulin, de quatre rivières : l’Engranne, le Gua, l’Estey de la Jaugue et le Lissandre*.
En moyenne, les moulins à eau travaillaient à l’époque 270 jours par an et 5 h 30 par jour. Au préalable, précisons que les moulins à eau de l’Entre-Deux-Mers étaient, pour ainsi dire, tous bâtis sur des dérivations de lits mineurs, de façon à créer des hauteurs de chute artificielle et retenir les eaux destinées, dans un second temps, à actionner les roues motrices.
Autrement dit, les moulins à eau locaux fonctionnaient selon l’alternance « stockage de l’eau/éclusée ». Faute de données hydrologiques chiffrées, une modélisation a été réalisée à partir d’une batterie de critères tirés des archives publiques : hauteur de chute brute, surface du bassin d’alimentation de chaque moulin, coefficient de débit maximum
par km2, loi de Gauss, débit moyen annuel des vannes motrices et rendement moyen des roues motrices. Une fois la retenue vidée par suite de l’éclusée, un certain temps était nécessaire pour qu’elle soit à nouveau remplie. Deux cas se présentaient alors selon l’implantation du moulin : les moulins situés à proximité des sources des affluents ne dépendaient que du régime hydraulique. Les moulins situés en aval dépendaient essentiellement de l’éclusée du moulin immédiatement situé en amont. La première configuration est celle intéressant notre questionnement. Sur I’Engranne, le Moulin de Marchand (commune de Coirac) fonctionnait 300 j/an à hauteur de 3h/jour. Sur le Garineau, le moulin du même nom (Frontenac) travaillait 340 j/an à raison de 5 h/jour. Sur la Jaugue, le Moulin de la Rigaudière (Camblanes-et-Meynac) travaillait 300 j/an, 5 h/jour. La vitesse de remplissage de la retenue dépendait du volume de la retenue et du débit hydraulique. Après modélisation mathématique, on observe qu’il faudrait aujourd’hui 20 à 30 % de temps supplémentaire par rapport à 1849 pour remplir la même retenue. Autrement dit, les débits actuels sont plus faibles qu’il y a 150 ans. Certes, les résultats restent théoriques, du fait même de la nature des sources documentaires à notre disposition, mais cet exemple est un encouragement à confronter les approches environnementales, archéologiques et historiques aux périodes récentes. Il reste alors à étudier les causes de cette évolution…
Les travaux de recherche sur l’archéologie fluviale montrent que la rivière n’est pas qu’un écosystème naturel (auquel participe l’Homme de façon consubstantielle) : elle est aussi une construction sociale. L’argumentaire environnementaliste oublie souvent combien l’action anthropique a généré des milieux naturels d’une grande richesse écologique. Faire tomber les seuils de moulins sous prétexte qu’ils nuisent à la circulation du poisson relève, dans certains cas, de la mystification : on ne peut que s’étonner d’entendre nos anciens témoigner de pêches abondantes dans nombre de petits cours d’eau, au cours des années 1960 … alors même que les moulins étaient déjà en place ! Par exemple, les recherches historiques ont montré que l’effondrement de la population des saumons et d’aloses dans la Garonne est contemporain des grandes opérations de dragage, de chenalisation de la Garonne et de la construction du barrage de Beauregard à Agen… dans les années 1840. Toutefois demeure encore en suspens la question du transit sédimentaire, empêché par les seuils de moulins. Pour autant, balayer les infrastructures archéologiques d’un revers de main sur l’autel de l’écologie ne serait que fantasmer un monde disparu, vouloir recréer une nature qui n’a peut-être même jamais existé. Du reste, personne ne peut définir, si ce n’est statistiquement, un point O correspondant au bon état écologique des rivières : pour peu que l’on y parvienne, ce point O ne sera que le fruit d’une succession d’interventions anthropiques, passées et présentes. En revanche, parce que chaque rivière est unique, la gestion des eaux ne peut être standardisée, qui plus est selon les seuls paradigmes environnementaux. L’enjeu politique, écologique et social est de taille.
* Toutes ces rivières sont situées en Gironde, en Entre-Deux-Mers (entre Garonne et Dordogne)
Vincent Joineau
Docteur en Histoire du Moyen-Âge
Chercheur en archéologie et histoire fluviales
Institut Ausonius UMR 5607 CNRS
Université Bordeaux-Montaigne
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