Il a suffi que j’adresse au Monde des Moulins mon article sur la banalité dans les moulins de Bourgogne pour que, peu après, on me signale une collection disponible à la bibliothèque municipale de Nevers : « La Maison rustique », ou plutôt ce qui lui a succédé, « La Nouvelle Maison rustique ».
Née à la fin du XVIIe siècle, à l’initiative d’un sieur Liger, natif de l’Auxerrois, c’est un ensemble de volumes qui se propose de décrire ce qui se fait de mieux en son temps quant aux techniques agricoles et industrielles. En somme, quelque chose qui anticipe sur ce que proposera l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert, mais sans la volonté du mouvement philosophique des Lumières de provoquer un progrès dans la société. Un tome de l’édition de 1768 contient un grand chapitre consacré à la banalité dans les moulins, pressoirs et fours de tout le royaume de France. Outre des éléments que j’avais repérés à propos des moulins de Bourgogne ; (cf le MdM n°64 p17) j’en ai trouvé d’autres importants.
Carte postale : Montreuil-Bellay. Collection Philippe Landry
Théorie de la banalité
Le moulin banal appartient au seigneur qui en a financé la construction et l’équipement, et qui en attend un revenu important. Accessoirement, le moulin banal est aussi un moyen de tenir les vassaux sous sa surveillance, pour ne pas dire à sa merci. C’est pourquoi, très souvent, le moulin est tout près du château, ou de l’église ou de l’abbaye, si le seigneur est ecclésiastique.
L’auteur de La Maison Rustique se réfère au droit romain, c’est pourquoi il écrit que les droits de banalité qu’exerce le seigneur, sont « autant de servitudes contraires au droit commun » (comme toutes les dispositions féodales, que la Révolution va bientôt abattre), et le dit seigneur « ne peut les acquérir par quelque jouissance que ce soit, fût-elle de cent ans paisible. » Mais aussitôt l’auteur ajoute : « Des actes déclaratifs, ou même d’anciens dénombrements du seigneur, où le droit de banalité sur les vassaux est compris, suffisent et font présumer le titre primordial de la bannalité, quand le seigneur a, avec cela, une possession immémoriale paisible, publique et continuelle, pourvu que cette possession ait été précédée de la part du seigneur d’une défense ou contradiction prescrite sur les tenanciers. » Donc, il suffit que le seigneur fasse rappeler à ses sujets qu’ils sont soumis à un droit de banalité depuis quelques siècles et qu’aucune charte ne les en a libérés. Toutefois, partout en France, on a vu des paysans, individuellement ou en groupe, contester devant la justice royale la réalité de cet usage, ou soutenir qu’il était tombé depuis si longtemps en désuétude qu’il ne pouvait être ressuscité.
En théorie toujours, la banalité ne vise que le blé cultivé dans les limites de la seigneurie, pas celui qui est importé d’une seigneurie voisine. On devine la difficulté qu’avait le paysan transportant du blé ou de la farine pour démontrer qu’il ou elle venait d’ailleurs. Enfin, si la banalité affecte le four, donc l’action de cuire le pain, elle n’empêche pas, toujours en théorie, un boulanger de venir vendre son pain dans la seigneurie.
Ruines d’un moulin banal ayant appartenu à l’Abbaye de Basseville (Surgy, Nièvre) – Photos Philippe Landry
Application de la banalité
L’auteur énonce ensuite :
« L’effet de la bannalité consiste en trois points :
1° contraindre les sujets de venir au moulin
2° les empêcher d’en construire dans le ressort de la seigneurie
3° empêcher les meuniers voisins de venir chasser dans la seigneurie. »
Le contrevenant s’expose à une sanction assez lourde : confiscation du blé ou de la farine, voire des bêtes qui en assurent le transport.
« Les nobles et gens d’église, même le curé, sont sujets à la bannalité » ; par exemple, si les moulins du duc sont banaux, les barons qui sont vassaux de ce duc y sont soumis. Est soumis à la banalité le sujet domicilié dans la seigneurie, ou s’il habite ailleurs uniquement pour le blé qu’il y produit.
En principe, la banalité ne concerne que le moulin à eau. Le moulin à vent en est exempt, sauf si le seigneur l’a fait construire lui-même en le proclamant banal. L’auteur don-ne un curieux motif à cette exemption : c’est que le moulin à vent est plus fragile et son fonctionnement moins régulier comparé au moulin à eau. Certes, mais il ajoute aussitôt que si le moulin à vent a été construit pour suppléer le moulin à eau banal en cas de sécheresse, alors ce moulin à vent est banal. Enfin l’auteur écrit que, pour d’aucuns de ses collègues publiant sur le droit à l’époque, le moulin à vent ne saurait échapper à la banalité si, dans la seigneurie, les moulins à eau y sont assujettis. Les moulins à vent ne sont pas exempts non plus si une charte ou une convention écrite organise la banalité des « moulins » en général, sans distinguer qu’ils soient à eau ou à vent.
« Le droit de moute dû aux moulins-bannaux est ordinairement le seizième boisseau », autrement dit le seigneur retient à son profit 1/16 de la farine produite, ce qui s’ajoute évidemment à ce que retient le meunier pour prix de son service.
Si le moulin ne peut moudre (parce qu’il est en réparation, par exemple, ou manque d’eau ou de vent) le sujet peut faire moudre son grain ailleurs. Il en va de même si le meunier ne parvient pas à moudre ce qui lui est confié dans un délai raisonnable, en général
24 heures. Dans cette éventualité, le seigneur ne peut empêcher un sujet de posséder un moulin à bras, qu’il utilise pour lui seulement ou pour les autres également.
Donc, le seigneur dépourvu du droit de banalité ne peut empêcher ses vassaux d’aller moudre où il leur plait, ni empêcher un meunier d’une autre seigneurie de « venir chasser mouture » dans la sienne. Mais là encore, une limite : « si la coutume du lieu ne lui donne pas le droit exclusif de chasse, comme seigneur féodal, ou comme haut-justicier et voyer ».
Au passage, on remarque cette expression : le meunier qui va voir les paysans en quête de blé à moudre, est en train de « chasser mouture ».
Dès lors que le seigneur bénéficiant de banalité a autorisé la construction d’un moulin à blé, son détenteur le destine à la production qu’il souhaite : il peut en faire un moulin à tan, à huile, à draps ou à papier… Toutefois, l’auteur ne parle pas du cas inverse : le propriétaire d’un moulin à draps, par exemple, aurait-il le droit de se mettre à moudre du blé ? Sans doute pas.
Ici, quelque chose d’un peu pittoresque : « Le brai, c’est-à-dire l’escourgeon et l’orge broyé pour faire de la bière, gâte le moulin à bled. C’est pourquoi le seigneur ne peut obliger d’aller moudre le brai à son moulin, à moins qu’il n’en ait un destiné au brai. »
Le seigneur peut faire reconstruire son moulin banal ailleurs à l’intérieur de son fief ; tant pis si les assujettis doivent faire quelques kilomètres de plus. Par contre, il ne peut détourner l’eau pour empêcher le fonctionnement d’un moulin en aval du sien (à l’époque de la publication du volume, 1768, le droit d’eau est déjà ancien, notamment avec l’ordonnance de Colbert de 1673).
Deux cartes postales inspirées de tableaux et non localisées – Collection Philippe Landry
Edith et Jean-Louis Villiers
Propriétaires du Moulin de La Forte Maison
Paru dans le Monde des Moulins 65 de juillet 2018
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