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Les norias de Hama étaient uniques au monde

Une noria, c’est la lumière qui mord l’ombre et la défie. C’est tout ce qui est léger et dense et vibrant et joyeux. Dans chacun de ses mouvements, il y a comme un goût de sève et la chaleur particulière des saisons réunies. Et l’eau toujours, merveilleuse muse de ces roues qui savent si bien comment la partager et la rendre à la terre.

Depuis toujours, la possibilité de puiser l’eau du fleuve pour irriguer ou alimenter les villes a mobilisé l’homme et son ingéniosité. Dans l’aire méditerranéenne, cet enjeu-là était vital. De nombreux systèmes hydrauliques y ont été inventés. De la vis d’Archimède aux norias de courant de Hama, de multiples machines hydrauliques jalonnent la recherche pour dompter l’eau. Il faudrait évoquer les montoirs, instruments de levage essentiels, dont la mise en œuvre était particulièrement éprouvante, les norias à manège, très répandues tout autour de la Méditerranée, qui ont pris, selon les pays, des noms différents, norias de sangre en Espagne, garraf au Moyen-Orient, saqiya en Égypte et au Maroc, mais aussi le tambour spiralé, la chaîne à godets, la roue à aube…

Les norias de courant, en un seul élément, conjuguent avec grâce les conditions nécessaires à leur fonctionnement. Et, comme elles ne nécessitent pas d’effort humain ou animal pour fonctionner, elles sont en osmose parfaite avec le fleuve.

Les norias de Hama, une structure unique au monde

On le sait, le terme « noria » définit l’ensemble de la structure : l’aqueduc et la roue. Les maçonneries sont construites pour durer et traverser les siècles. Elles sont composées d’une digue, d’un canal d’amenée, d’une tour, d’un triangle et d’un aqueduc. La roue est la partie la plus éphémère.

Les roues de l’Oronte avaient une structure tout à fait spécifique, à la fois complexe dans sa composition et simple dans sa mise en œuvre. Intégralement en bois, leur assemblage reposait sur un judicieux système d’emboîtements et de cales qui, gonflé d’eau, se renforçait au fur et à mesure de la rotation de la roue. Ainsi, immergée dans l’eau et mue par la force du courant, la roue se mettait en marche, ses godets chargeaient l’eau puis la reversaient dans l’aqueduc dont le canal se répartissait ensuite à travers les jardins. Le moyeu de la roue en était la pièce principale et la plus lourde. Il reposait sur des coussinets de bois placés sur la fenêtre de la tour d’un côté et sur le triangle de l’autre côté. Le moyeu était enserré dans un ensemble de madriers sur lesquels on fixait les bras principaux et les bras secondaires. Un premier cercle intérieur venait solidariser les bras entre eux. Puis, sur le cercle extérieur étaient fixés les planches radiales, les pales de propulsion et les godets. Pour restaurer une roue, il suffisait de fermer les vannes et de l’immobiliser. On pouvait ainsi changer n’importe quelle pièce de la roue, des pales au moyeu.

Remplissage et déversement d’une noria à godets. Pour quelques norias, on peut alimenter plus de 75 hectares. Noria Al-‘Utmaniyya. Dessin de Nicolas T. Camoisson

Si, après une analyse technologique poussée, comme la très belle étude « Les norias de l’Oronte » de l’Institut Français de Damas en témoigne, on peut reproduire à l’identique le modèle des roues de l’Oronte, il reste que le savoir de leur mise en eau était un secret solidement gardé par les maîtres-artisans des norias qui, seuls, connaissaient, dans les moindres bruissements, le chant d’une roue qui s’élance.

Yasser, artisan des norias travaillant le moyeu d’une noria avec une herminette. Photo de Nicolas T. Camoisson

Les norias syriennes de Hama, si fragiles, aujourd’hui disparues pour ainsi dire, étaient à ce titre uniques au monde. Les grandes roues du fleuve Oronte s’élevaient pour certaines jusqu’à 21 m de diamètre, et pouvaient distribuer, pour les plus grandes d’entre elles,
50 litres d’eau par seconde, soit environ 200 m3 par heure, et irriguer jusqu’à 75 ha de jardins.

La vallée de l’Oronte, écrin de verdure des norias

Les norias étaient un patrimoine si précieux de notre mémoire commune, de l’eau et de son partage, elles avaient pour écrin la fertile vallée de l’Oronte, étroit couloir verdoyant au cœur de la steppe aride. C’est du fleuve que la vallée féconde tient son nom, l’Oronte, al-’Asi, le dissident. Dissidence parce qu’il chemine du sud au nord, à rebours des grands autres fleuves de la région, le Tigre et l’Euphrate. L’Oronte, fleuve dissident donc, mais particulièrement serein, dont le régime régulier, les crues très rares, le débit toujours abondant, le lit fermement tracé et les berges abruptes endiguant tout débordement excessif, lui ont toujours conféré un statut à part de fleuve miraculeux dans une région dure, aride et hostile. L’Oronte est en effet un fleuve aux multiples visages et au parcours riche et varié. Il puise à toutes les résurgences et accueille toutes les précipitations pour s’assurer cette force tranquille. Long de 571 km, il traverse trois pays, le Liban, la Syrie et la Turquie, avant de se jeter dans la Méditerranée.

Le long de l’Oronte, de tout temps, on pouvait admirer ces perles d’un long collier de verdure, les jardins. Leur présence offrait à l’homme les céréales et les légumes dont il avait besoin pour vivre. Jardins utiles et féconds avant tout, ils se composaient de vergers où étaient cultivés noyers, néfliers, abricotiers, grenadiers, amandiers, figuiers et vignes. Le long des rigoles d’irrigation s’élevaient les longs peupliers noirs qui servaient, entre autres, à confectionner les bras des norias. C’est entre les arbres que l’on trouvait les parcelles de pois, de fèves, de maïs, celles des légumes de base, tomates, courgettes, aubergines, laitues, piments, cornes grecques, corète potagère, ocra, navets, choux, haricots, mais aussi pourpier, menthe, persil, ail, oignons, cumin… Bien souvent, rosiers et jasmins ornaient et embellissaient encore ces abondants jardins. Les célèbres jardins de la Ghouta de Damas, que le Barada a fait jaillir, n’ont d’ailleurs jamais eu d’autres rivaux que ceux de l’Oronte.

Et de ce fait, la vallée de l’Oronte a toujours été un espace au profil particulier, un lieu privilégié de rencontre et d’échange entre ces deux cultures si différentes qu’incarnent les mondes nomade et sédentaire. Point de jonction essentiel, les Bédouins venaient y échanger leur lait et leur viande avec les céréales, fruits et légumes des agriculteurs sédentaires, et les outils et ustensiles de l’artisan citadin.
C’est lorsque l’on parcourait les marchés de Hama que l’on mesurait l’importance de cet espace de rencontre entre deux cultures contraires dans leur première approche, mais cependant si complémentaires.

Les norias étaient la symbiose de ces deux conceptions de vie, de ces deux regards qui diffèrent tant, de ces deux mouvements si radicalement contraires. Elles incarnaient l’alliance de l’ici et de l’ailleurs, de l’éphémère et de la durée, du mouvement et de la demeure. Elles permettaient que se lient et se complètent ceux qui devaient rester étrangers l’un à l’autre. Leur conception même révélait l’union de ces deux mouvements : une partie, l’aqueduc, bâtie en dur, pérenne, ancrée dans la terre, supportant l’autre partie, toute de bois et dont la durée de vie est, par définition, plus éphémère.

Entre Rastan et Sayzar, tout au long de cette échappée champêtre d’une centaine de kilomètres, il ne restait, avant 2011, que quelques norias naufragées. Le barrage de Rastan, achevé en 1961, a permis un développement agricole exceptionnel de la région. Il a aussi sonné le glas des norias en modifiant considérablement le régime de l’Oronte, dont le débit n’était plus suffisant une grande partie de l’année pour faire fonctionner les norias. Mais la fin des norias était déjà annoncée, en quelque sorte, bien avant la construction du barrage. L’arrivée massive des motopompes, l’urbanisation accélérée et amplifiée de Hama, la croissance démographique augmentant les besoins et orientant logiquement vers une agriculture plus industrielle, tous ces facteurs ont contribué à la rapide agonie des norias. La guerre qui fait rage depuis 2011 a, semble-t-il, définitivement scellé le sort des belles roues.

Architecture de l’aqueduc et emplacement d’une noria de courant. Noria Al-‘Utmaniyya. Dessin de Nicolas T. Camoisson

L’origine des norias

Pourtant, il y a peu de temps que nous savons que les norias ont 2000 ans. Jusque dans les années 1940, les historiens attribuaient la création des norias de l’Oronte à un ingénieur syrien du XIIIe siècle, un certain Qaysar. Mais, en 1938, le grand archéologue belge, Fernand Mayence, fouille Apamée. Il y met à jour un nombre considérable de mosaïques, dont la célèbre mosaïque de Socrate, où le philosophe apparaît au milieu des sept sages de l’Antiquité.

C’est une autre découverte, essentielle, qu’il nous faut évoquer ici. Sous le portique de la grande colonnade, un fragment de mosaïque révèle une représentation de noria avec sa roue verticale, ses godets et son triangle en escaliers. Désormais, cette découverte propose une date sûre pour attester de la longue existence des norias : 469 apr. J.-C. L’emplacement de la mosaïque dans le décor des portiques de la grande colonnade, lieu éminent, témoigne, de surcroît, de l’importante valeur patrimoniale des norias. Au fil du temps,
les norias de l’Oronte révèlent peu à peu
une part de leur mémoire. Cette date de
469 apr. J.-C. permet, il est vrai, de comprendre un peu mieux le rôle prépondérant des norias dans la région. Mais, d’un point de vue plus général, l’origine de ce système hydraulique est un débat toujours en cours chez les historiens. De l’Antiquité méditerranéenne nous sont parvenus les travaux du savant grec Ctésibios, à qui l’on accorde généralement l’invention de divers instruments hydrauliques, et de l’architecte romain Vitruve, dont on peut citer le grand ouvrage “De Architectura”. Tous deux, dans leurs travaux, décrivent des norias de courant. Pourtant, les norias, si vieilles, peuvent être nabatéennes, araméennes, romaines, puniques, et pourquoi pas indiennes…

Cette origine, revendiquée avec plus ou moins de fantaisie ou d’insistance par chaque communauté, est au final un débat sans véritable enjeu. La question essentielle à poser avant 2011 concernait la sauvegarde des norias de Hama, symbole en péril de ce système hydraulique. Aujourd’hui, même cette question semble indécente.

Il reste la mémoire, vitale pour notre vision de l’avenir. La mémoire de ces grandes roues qui, depuis 2000 ans, dans ces paysages qui n’ont pas varié, dessinaient un parcours prestigieux. Et cette certitude que, depuis l’Antiquité jusqu’à l’ère industrielle, elles ont assumé avec brio leur rôle d’intermédiaire entre le fleuve et la terre.

« Le danseur », jeune artisan syrien utilisant la noria comme ascenseur pour sauter d’en haut. Noria Al – Bisriyyatani . Photo de Nicolas T. Camoisson

Pour mémoire

Avant 2011, on pouvait encore cependant imaginer aller vers Hama, traverser le désert, malgré l’aridité et la chaleur. Puis, arriver, apprendre à dépasser le visage premier de la ville, austère et difficile. Et marcher pour aller saluer la noria al-Gisriyya. Avec ses 15 m de diamètre, elle était l’exceptionnelle porte d’entrée du jardin public Umm al-Hasan, au cœur de la ville. On croisait ensuite celle qui fut longtemps la seconde grande roue de l’Oronte, la noria al-Ma’muriyya, roue massive, imposant la puissance de ses 21 m. Al-Ma’muriyya conservait la fierté de son passé si fécond lorsqu’elle alimentait mosquées, hammams, jardins et citernes. Son ample mouvement laissait à peine percevoir deux petites norias de 7 et 11 m, al-Mu’ayyadiyya et al-Utmaniyya, et un moulin transformé en menuiserie, lieu de rencontre cher aux artisans des norias.

Distribution des godets sur l’aqueduc et sa noria (75 litres / sec). Noria Al-‘Utmaniyya. Photos de Nicolas T. Camoisson

Distribution des godets sur l’aqueduc et sa noria (75 litres / sec). Noria Al-‘Utmaniyya. Photos de Nicolas T. Camoisson

Puis l’on pouvait avancer encore et s’accouder sur le pont de la mosquée An-Nouri pour observer la noria al-Kilaniyya, avec ses 12 m, faire face aux deux roues jumelles de 17 m de la noria al-Ga’bariyya et al-Sihyuniyya de 10 m. On admirait alors sans retenue les jeunes Hamaouites intrépides, avides de montrer leur adresse, qui grimpaient, accrochés aux pales des roues, plongeaient dans le fleuve et recommençaient le jeu inlassablement.

Et si l’on s’aventurait dans le chemin de terre qui longeait le fleuve et abritait la petite noria al-Dasha, l’on ne cessait de s’étonner de l’élan effréné de cette roue insolite que les artisans appelaient « la folle ». Roue singulière, qui malgré son petit diamètre forçait l’attention par une énergie unique.

Quand il y avait un peu de vent, l’eau des deux grandes norias al-Hudura et al-Dawalik, de 17 et 15 m, invitait à se perdre dans le croisement de leurs deux mouvements, comme à travers le dédale d’horloges entremêlées. Et en empruntant la digue un peu plus loin, on savait qu’on allait s’émerveiller devant l’autre immense noria de 21 m, la plus célèbre de toutes, al-Muhammadiyya, nommée aussi Bab al-Nahr, la porte du fleuve. Elle avait déjà perdu un peu de sa superbe, la noria al-Muhammadiyya, depuis que l’on ne venait plus de tous les coins de la région pour l’admirer. Mais elle s’élançait toujours avec une majesté particulière amplifiée de la grâce nouvelle que lui conférait l’abandon.

Architecture de l’aqueduc et emplacement d’une noria de courant. Les quatre norias : les deux premières font 12 m de diamètre, la troisième 18 m et la quatrième 14 m. Noria Al-‘Utmaniyya. Photo de Nicolas T. Camoisson

De loin, on apercevait une des plus petites norias de l’Oronte, al-Maqsaf, nommée aussi
« La Corneille ». Et l’on devinait le merveilleux jardin qui lui faisait face. Et on se surprenait à prolonger sa marche en cherchant la voie qui mène à ce jardin, à pousser la porte et à accepter le thé offert par le vieux jardinier amoureux de ses arbres et de sa terre. On parlait alors. De choses et d’autres, du chant léger d’al-Maqsaf, de la récolte de l’année, des jardins du passé, de la terre et des saisons.

Enfin, sans hésiter, on prenait place dans l’un des restaurants qui ont pour toile de fond les quatre norias.

À toute heure du jour et de la nuit, on pouvait venir y boire un thé, y prendre un repas, goûter quelques mets ou savourer un fruit, choisir la table la plus reculée de la terrasse, la plus proche des quatre norias, et se laisser guider, submerger, envahir par le mouvement étrange, noué et compliqué qui se jouait entre ces quatre roues.

Mais c’était avant 2011, avant les violences qui ont tout blessé, meurtri, effacé.

Il reste que ceux qui connaissent la Syrie l’aiment. Ils savent que ce n’est pas une terre pour le sang et le feu. Ils savent que c’est une terre blanche, celle d’un peuple fragile, et rêveur, et discret. Une terre minérale à la patience millénaire. Une terre pour apprendre l’odeur des fruits et la saveur du pain. Une terre inventée pour que s’élancent les grandes roues de bois, reines de l’Oronte.

Marion Coudert, écrivaine & Nicolas T. Camoisson, auteur photographe

Cf aussi l’ouvrage « Roues interdites – Hommage aux norias syriennes et à leurs artisans »

Paru dans le Monde des Moulins N° 71 de janvier 2020

Catégories : Etranger

2 commentaires

El Nabhani · 29 septembre 2022 à 22 h 38 min

Merci pour la très belle description nostalgique de mon pays et de ma ville d origine!!
Merci de donner cette très belle image de ce pays et de son peuple, loin de toutes les idées actuelles sur un peuple réfugié et déraciné sur des terres non les siennes.
Peut être un jour……

Muller martine · 18 janvier 2020 à 14 h 10 min

Merci !
C’est debut 2011 que nous avons voyagé en Syrie durant 15 jours. Le souvenir des Norias m’ a menée vers internet et ce texte. Merveilleux moment de lecture nostalgique. Merci

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