Le site des Moulins de France
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Les moulins ont constitué pendant sept siècles les établissements industriels les plus célèbres de Toulouse. Les voyageurs les admirent. Les analystes locaux les célèbrent en termes pompeux. Les manuels de géographie du XIXe et de la première moitié du XXe siècle les signalent encore.

Les premiers moulins à eau existent en Asie Mineure, peu avant le début de l’ère chrétienne puis en Italie. En Gaule, ils se sont multipliés au cours du haut Moyen-Age. Les mentions de moulins deviennent innombrables à partir du XIIe siècle.

A Toulouse, plusieurs moulins flottants, dits “à nef”, amarrés sur les rives de la Garonne, utilisent la force d’un fleuve puissant et inconstant. Le texte le plus ancien qui les mentionne est la charte de fondation de l’hôpital saint Raymond, à la fin du XIe siècle. Les moulins à nef du Bazacle sont signalés dans un acte d’inféodation concédé par le prieur de la Daurade en 1177. Les moulins du Château Narbonnais, situés au sud de la ville font l’objet d’une inféodation consentie par le comte de Toulouse Raymond V en 1183 ; un procès devant les Consuls indique en outre des moulins “de la Daurade”, amarrés à proximité de l’antique monastère. Au total au moins soixante moulins flottaient sur la Garonne. Chacun d’eux était équipé de roues à pales, que le courant du fleuve faisait tourner. Elles entraînaient les meules par un “rouet”. Nous ne possédons aucune information sur les dimensions et la forme de ces embarcations. Vers la fin du XIIe siècle, des chaussées  ont construites dans le fleuve (non sans mal en raison de sa profondeur) pour mieux maîtriser la force hydraulique: en 1177, les propriétaires des moulins du Bazacle reçoivent du prieur de la Daurade l’autorisation d’allonger leur chaussée en direction du quartier de Saint Cyprien; en 1183, le comte de Toulouse accorde, pour les propriétaires des moulins du Château, le droit de construire une chaussée. Cette dernière n’a barré qu’un bras de la Garonne, entre la rive droite et l’Ile qui deviendra le “Parc Toulousain”. Celle du Bazacle est bien plus audacieuse puisqu’elle traverse, en biais, la Garonne, du Bazacle aux abords de l’Hôtel Dieu Saint Jacques, soit sur une longueur d’environ cinq cents mètres. Les chaussées étaient constituées de rangées de fort pieux de chêne, éventuellement armés d’une pointe de fer, enfoncés profondément dans le lit du fleuve, par les coups répétés d’une sorte de marteau pilon, le “mouton”, mu à bras d’homme. Ces pieux sont renforcés par des entretoises et reliés par des pièces de bois. Chaque chaussée est constituée de deux ou plusieurs palissades, s’étayant mutuellement. Entre elles, l’espace était rempli de cailloux, de débris de construction, de terre, pour rendre l’ensemble étanche, et pour équilibrer, par son poids, la force du fleuve. Les propriétaires étaient très fiers de cet ouvrage, qui rehaussait sensiblement le niveau du fleuve en amont et qui résistait bien aux flots habituels, au risque d’être endommagé, de temps à autre, par des crues exceptionnelles. Il fallait colmater les brèches, toujours à grand frais. Ajoutons que ces opérations sur le lit d’un fleuve rapide et capricieux n’étaient pas sans péril.
Cette chaussée, bien visible sur le plan fut emportée en 1709 et remplacée après plusieurs années de travaux fort coûteux par une chaussée maçonnée, traversant la Garonne au plus court et qui constitue l’armature de l’ouvrage actuel, consolidé à plusieurs reprises.

La construction des chaussées est suivie de près par la substitution, aux moulins flottants, de moulins construits sur la terre ferme, ou “moulins terriers” plus performants, et qui gênaient moins la navigation. 

On en mentionne douze au lieu dit “Bazacle” (de Vadaculum, petit gué ?). Ils sont installés au-delà des murs du Bourg, protégés par le château du Bazacle et par une muraille.

Selon les plans du XVIIe siècle, ces constructions comportent une sorte de donjon de briques et des constructions de bois, au-dessus du passage de l’eau.

Les moulins du Château sont construits au Sud-Ouest de la ville, protégés par le Château Narbonnais, près du port fluvial dit “Port Garaud”.

Il est malaisé de préciser l’emplacement des moulins « de la Daurade », car ils ont disparu au XIVe siècle.

Des palissades divisent le courant en un certain nombre de “chantiers d’eau” dites “fuernas”, chacune occupée par une ou plusieurs roues. Les constructions sur pilotis ont été remplacées par des massifs de briques maçonnées à une date indéterminée. Actuellement, la visite des étages inférieurs de l’Espace Bazacle permet de se rendre compte des détails de ces constructions. 

Ni le diamètre ni l’agencement des roues à aubes ne nous sont indiqués par les textes les plus anciens. Selon les plans du XVIIIe siècle, les roues étaient horizontales.

Le mouvement était transmis aux meules par l’intermédiaire d’un rouet (rodet) en orme de préférence, dont les fortes tiges entraînent les fuseaux d’une lanterne (les engrenages de fonte ne seront utilisées qu’à partir des années 1820-1830). Le rapport entre le
nombre de tiges du rouet et le nombre d’intervalles de la lanterne donne le rapport de multiplication de la vitesse de rotation de la meule. La meule inférieure, dite “gisante” est immobile. La meule “courante” est solidaire d’un fer de meule (nadilha, anile) en forme d’X qui transmet le mouvement. Les meules doivent être de pierre dure. Il faut pouvoir soulever la meule courante pour pouvoir “rhabiller” les meules usées par les frottements (picare molas). Chaque paire de meule est recouverte d’un solide coffrage surmonté de la trémie, dans lequel le meunier verse le contenu de chaque sac de grain.

Dans la “Grande Encyclopédie”, l’auteur de l’article “Moulins”, soigneusement documenté, consacre plusieurs colonnes aux moulins du “Bazacle” qui sont ce qu’il y a de mieux imaginé et de plus simple (vol. X, V° Moulins, p. 799 et suiv.) : “Il y a aux moulins du
Bazacle seize meules de front, placées dans le même bâtiment, en travers de la rivière, toutes mues de même par la force du courant. On a construit plusieurs piles de maçonnerie qui servent de pieds-droits à des arcades de 3 à 3 pieds et demi de large, divisant
le courant en 16 canaux différents. [Dans chacun d’eux] le coursier va en se rétrécissant jusqu’à l’endroit où il aboutit à la circonférence d’un cylindre de maçonnerie sans fond, dans lequel est placée une roue horizontale, dont l’axe vertical porte la meule supérieure [plusieurs mètres plus haut]. L’eau passant par le pertuis de la vanne ouverte entre avec précipitation dans le coursier, dirigée obliquement suivant la tangente du cylindre … gonfle et s’introduit avec plus de force dans le cylindre en formant un tourbillon, elle contraint la roue horizontale de tourner avec elle. … frappe les aubes de la roue, s’échappe par le vide que ces mêmes aubes laissent entre elles, sort par le fond du cylindre et s’écarte du côté d’aval…” Les planches correspondantes comportent un plan des roues, et une élévation du bâtiment. Cette élévation révèle que les constructions maçonnées sont édifiées sur des pilotis enfoncés dans le sol (comme à Venise) et non pas sur le sol lui-même (trop peu stable ?).

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Encyclopédie, ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers vol I des planches, agriculture, planche VII

L’auteur continue sa description; “chaque roue de trois pieds et demi de diamètre, est constituée d’une seule pièce de bois de 10 pouces d’épaisseur, taillée dans un gros tronc d’arbre, et renforcée en haut et en bas de frettes de fer pour l’empêcher de se fendre. Sur cette roue sont montées les aubes, qui sont inclinées sur l’axe d’environ 54 degrés, afin d’obtenir le meilleur rendement de la force du courant (Volume I des planches, Agriculture, économie rustique, planches VII et VIII)”.

Le voyageur nurembergeois Jérôme Munzer, qui visite les moulins de Toulouse à la fin du XVe siècle, apprend que chaque paire de meules pouvait écraser, en vingt-quatre heures, l’équivalent de quarante-huit quintaux métriques de grain.

De quel grain ? Les documents médiévaux emploient seulement le terme “bladum”. Les registres d’entrée des grains du XVIIIe siècle distinguent le blé (froment), la mixture, le millet et les fèves.

En vertu d’une décision des consuls de Toulouse rendue en 1152, la rétribution du meunier est fixée au seizième, conservé en nature, du grain porté à moudre. Cette règle sera maintenue jusqu’à la Révolution.

Les moulins à grains étaient les plus importants. Mais la force motrice disponible avait permis, dans chaque groupe, d’établir d’autres espèces de moulins. L’énergie hydraulique est employée avec habileté: il existe dès le XIVe siècle, tant au site du Bazacle qu’à celui du Château, des moulins à fouler les draps: la pièce placée dans un auge (nauc) remplie d’eau est frappée par de gros marteaux mûs par un arbre à cames; les documents mentionnent aussi des moulins à tan, qui réduisent en poussière l’écorce du chêne qui servira à tanner le cuir; à partir du 15e siècle, des moulins à papier. La Garonne faisait encore tourner des meules à aiguiser couteaux, faux et armes, un appareillage de scie hydraulique (une roue imprime un mouvement de va-et-vient à une lame de scie montée verticalement; un chariot permet d’approcher la pièce).

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Vue de Toulouse depuis le nord, montrant le Château du Bazacle, les moulins et le canal de fuite, la chaussée – Collignon 1642

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Plan de Toulouse montrant l’emplacement des moulins du Bazacle, leurs chaussées – Rochefort 1670

L’importance des moulins de Toulouse et leur concentration en deux sites, du XIIe au XIXe siècles, résultent de la rencontre de divers facteurs: la présence d’une force motrice presque sans limite, le courant de la Garonne, mais exigeant des investissements  dépassant les moyens de propriétaires isolés, la présence d’un centre de consommation exceptionnel, la ville de Toulouse et sa banlieue, qui ont dû compter de 30.000 à 60.000 habitants (avant l’urbanisation du XIXe siècle), la production céréalière, activité principale des exploitations de la région. 

Les moulins qui ont intéressé les voyageurs par leur puissance et l’audace de leurs constructions étaient remarquables aussi par leur structure juridique, celle de véritables sociétés de capitaux dès les XlIIe-XIVe siècles. Les actes les plus anciens concernant
les moulins, tant du Bazacle que du Château qualifient de “pariers” ceux qui possèdent et exploitent ces moulins sur la Garonne. Ce terme sera consacré par l’usage, avant d’être remplacé, seulement à partir de la Révolution, et non sans repentirs par “actionnaires”. Selon le lexicographe Du Cange, ce terme “parier” désigne celui qui possède une part dans un fief ou un immeuble. Pour ce qui est des moulins de Toulouse, l’organisation juridique permet la coexistence des droits de propriété individuels sur les
parts de moulins, et d’une organisation collective qui assure la gestion des intérêts communs des associés. Chacun des pariers peut jouir et disposer de la part comme il le ferait de tout autre bien immobilier. Chaque part est dite uchan (octavum). Les pariers administrent ensemble le capital constitué par les moulins. Dans le langage courant, à Toulouse, on dit: “Messieurs les pariers de l’Honneur du Bazacle”, ou “de l’Honneur du Château”.

On peut supposer que l’établissement coutumier de règles de gestion communes s’est imposé, dès la création des moulins terriers pour réaliser à la fois leur construction et celle des chaussées. La chaussée du Bazacle constitue une oeuvre exceptionnelle dont la construction avait été très coûteuse, et l’entretien lourd.

Grâce à la conservation d’une partie des archives de ces entreprises, (procès et pièces comptables), nous connaissons, dès le XIVe siècle et même plus haut, les règles de fonctionnement de ces sociétés, les plus anciennes, à coup sûr du royaume de France. Les inféodations sont faites au profit du groupe des pariers, représentés par quelques uns d’entre eux. Les procès engagent l’ensemble des pariers. Dès la fin du XIIe siècle, les pariers du Château Narbonnais décident que si un moulin est détruit, il sera reconstruit à frais communs et cet engagement oblige leurs successeurs indéfiniment.

Les dépenses d’entretien et de reconstruction constituent la principale charge de chaque communauté. Pour le Bazacle, l’ensemble des moulins devient, en 1373-1374, un capital social unique, le droit de chacun des pariers portent sur l’ensemble de l’entreprise et non sur un moulin particulier. Pour le Château Narbonnais, l’union est décidée aussi en 1373, pour mettre fin à des difficultés. Aux XIVe et XVe siècles, l’administration quotidienne est assurée par des bayles ou syndics ou conseillers, pris parmi les pariers, une assemblée générale annuelle réglant les problèmes essentiels. 

Ces administrateurs surveillent la gestion matérielle des sociétés, avec autorité sur les employés: réception des sacs de grain à moudre, restitution des farines, après prélèvement du droit de mouture du 1/16e, avec comptabilité matière des entrées et sorties. Ces
administrateurs règlent les dépenses en numéraire ou en grain: salaires des employeurs, rétribution des artisans qui interviennent pour les réparations. Le grain reçu comme rétribution est stocké jusqu’à la date prévue pour la répartition, en nature, c’est-à-dire en
grains, à chacun des “pariers” selon la part de capital. Les assemblées générales déterminent la contribution de chacun des pariers aux dépenses communes, en espèces (essentiellement frais d’entretien et de réparations). Le receveur des grains et le trésorier jouent un rôle important dans la gestion des moulins et restent longtemps en fonction.

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Encyclopédie, ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers vol I des planches, agriculture, planche VIII

Chacune de ces sociétés ou copropriété de moulins, possède, dès le XIVe siècle, les caractères d’une société de capitaux, reconnus comme tels dans les contrats et les procès: les représentants engagent le capital social, représenté par la valeur des moulins, divisée en “uchans”. Les pariers ne sont obligés que jusqu’à concurrence de la valeur de leurs parts. On distingue parfaitement le capital social des patrimoines individuels.

Côté rétribution, chaque parier reçoit, en nature, sa part des grains, à intervalles réguliers, et doit contribuer à payer, en espèces, sa part des dépenses communes. A défaut de le faire, il risque que sa part soit saisie et vendue selon la procédure des ventes immobilières devant le Tribunal. Les moulins eux-mêmes, et les “uchaus” entre lesquels ils sont divisés sont considérés comme des biens immobiliers, et comme tels vendus, donnés, transmis par succession.

Chaque société regroupe une soixantaine de pariers, qui appartiennent presque tous à des catégories de Toulousains aisés: chapitres St Sernin et Saint Etienne, gens de justice, changeurs, épiciers, artisans ayant réussi, quelques gentilshommes. Bon nombre de pariers deviennent capitouls, autre signe d’appartenance à l’oligarchie urbaine.

Ces sociétés de moulins ont fonctionné presque sans changement, du XIVe au XIXe siècle, signe parmi d’autres de la stabilité des conditions économiques et sociales à Toulouse. Vient la Révolution, la confiscation des biens des établissements ecclésiastiques, des
émigrés et des condamnés à mort. La propriété ecclésiastique et noble disparaît. Restent les bourgeois aisés et boutiquiers opulents. Pour le reste, les sociétés de pariers continuent à fonctionner comme avant. Tout au plus “actionnaires” remplace “pariers”, qui sentait son gothique; puis “parier” revient en usage après 1800.

A partir de 1840 environ, les dividendes seront distribués en espèces, et non en nature, ce qui est bien plus commode; la rétribution de la meunerie se fait aussi en espèces, et non plus en nature. Les actionnaires continuent à tenir des assemblées générales qui
prennent les décisions les plus importantes et choisissent les administrateurs ou régents. Le droit commercial influence progressivement les usages. Au Bazacle, on décide en 1876 l’émission de cent trente cinq actions nouvelles, avec des prérogatives identiques
à celles des anciennes. Tous les titres d’action seront désormais extraits d’un registre à souche, et cessibles par voie d’endossement et de transcription sur les registres sociaux.

Les sociétés de moulins ont disparu comme telles. Les moulins du Château étaient acquis par la ville de Toulouse en 1902. L’équipement du Bazacle est loué en 1887 à la “Société Toulousaine d’Electricité” qui absorbera ensuite la “Société civile anonyme du Moulin”. L’opération fut terminée en 1911. A son tour, la Société Toulousaine d’Electricité du Bazacle disparaîtra, en 1946, dans le cadre de la nationalisation de la commercialisation de l’Electricité. Ses locaux sont devenus maintenant un lieu d’exposition que les Toulousains connaissent bien.

Germain SICARD – Article paru dans le Monde des Moulins – N°2 – janvier 2003

Catégories : Histoire

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