Le « déménagement1 » des territoires fluviaux
Introduction à la 2e journée du Colloque de limnologie
« Étangs et lacs 2021 », Orléans 10-11 mai
Orléans est proche des étangs de Sologne, mais je proposerai volontiers un détour liminaire par une petite région « stagnustre2 » qui est un archétype de la question des étangs. La Dombes, proche de Lyon, qui y achète des carpes et des brochets depuis des siècles, fut au cœur d’un long débat qui agita les esprits après la Révolution et jusqu’au début du XXe siècle. Reconnus d’utilité publique en Dombes par une « coutume » de 1247, les étangs virent leur nombre multiplié avant de progressivement connaître une disgrâce, motivée par des raisons sanitaires, à tel point que leur suppression fut demandée avec véhémence par les habitants affectés par la malaria.
Le 11 septembre 1792, l’Assemblée législative prit un décret autorisant les Conseils généraux à ordonner la destruction des étangs si les Conseils municipaux le demandaient ; le 4 décembre 1793, la Convention alla plus loin en ordonnant pour un temps leur dessèchement immédiat et systématique. La philanthropie des « dessécheurs », soucieux de supprimer les privilèges nobiliaires, d’éradiquer l’empoisonnement miasmatique et de repeupler le pays, s’opposait aux intérêts privés des propriétaires (soutenus par le grand chimiste Berthollet) qui étaient, avant tout, soucieux de produire du poisson. Le clan des dessécheurs fut conforté par un décret de 1856 simplifiant toutes les formalités que devaient respecter les préfets avant la suppression des digues3.
En 1880, la découverte du parasite responsable de la malaria, puis celle de son vecteur, le moustique, fit taire les polémiques et assura le retour en grâce des étangs, avant celui des zones humides. Pourtant, quelques décennies plus tard, la survie des étangs était de nouveau menacée par la politique agricole de l’après-guerre fondée sur le productivisme avec ses corollaires : dessèchement, céréales et engrais ; étrange rappel des motivations révolutionnaires fondées alors sur le manque de terre et de pain. Les étangs et les espaces humides ne tuaient plus, mais ils produisaient peu ; il fallait donc s’en débarrasser, selon certaines instances et syndicats de défense de l’agriculture !
Pourtant la grande majorité de l’opinion publique française prenait le parti des étangs : pêcheurs en eau dormante, éleveurs de poissons, chasseurs de volatiles, ornithologues soucieux de la diversité aviaire, naturalistes férus de l’exceptionnelle biodiversité née de la simple humidité d’un lieu, qu’il soit marge d’étang ou tourbière, amateurs de paysages aquatiques et de marais, au nombre desquels des peintres et des écrivains. Sans compter que parfois une « serve » alimentait un moulin permettant la mouture du blé ou d’autres activités utiles à la communauté. De petits pays ont été érigés en sanctuaires des étangs, ainsi la Grande Brière, le Plateau des Mille Étangs en Franche-Comté et bien d’autres régions aux « mille étangs », comme la Sologne et la Brenne. La science empirique de temps révolus louait en Dombes la fertilisation des fonds d’étangs au bénéfice de l’agriculture, l’assec succédant à l’évolage ; elle défendait l’inondation fertilisante des marais fluviaux du haut Rhône où les collectivités, organisées, pratiquaient en été la fauche de la blache au profit de la viticulture des pentes, tout en assurant le pâturage aux gros animaux, les mêmes collectivités qui, après de graves crues, furent louées par l’État d’avoir avec entêtement refusé l’endiguement du Rhône au profit d’une poignée de gros agriculteurs. La science académique s’en mêla et découvrit ensuite les fonctions utiles et nécessaires des étangs et des marais : au bord du Rhône, l’utile étalement des crues inondantes au bénéfice des villes de l’aval ; ailleurs, la dénitrification des eaux par la grâce des couronnes ou successions végétales riveraines ; naguère, et plus encore aujourd’hui, la fixation du carbone qui réduit l’effet de serre, etc.
Voici peu d’années, quels écologistes et écologues auraient osé se prononcer contre l’existence des étangs, pour la suppression des digues et chaussées qui retiennent leur eau et souvent celle des zones humides adjacentes ? Les années 1970-2000 furent celles d’une lutte déterminée pour le rétablissement des zones humides détruites après la dernière guerre par une politique de drainage systématique au bénéfice des grandes cultures. Sans renier en rien la politique agricole, la réglementation vola au secours des zones humides. Ce furent ainsi les années de création de parcs ornithologiques, comme le Parc départemental de Villars-les-Dombes, de la défense des amphibiens, à juste titre une des priorités des défenseurs de l’environnement et une cause européenne. Voilà dont nous avons hérité : de la longue construction empirique, sociale et scientifique, de la légitimité des zones humides, qu’elles soient ou non riveraines d’étangs et de lacs.
Cette politique est battue en brèche depuis 15 ans. La politique de la continuité écologique a introduit une contradiction entre deux démarches menées en parallèle, d’une part la suppression des zones humides multi-usages que sont les étangs au même titre que les retenues de moulins, d’autre part le maintien et la restauration des zones humides. Si les destructions sont encore minoritaires, le Ministère de l’Environnement et certaines ONG environnementales ne cachent pas leur ambition de purger les rivières de milliers « d’obstacles » historiques. La France est d’ailleurs complice d’un enthousiasme européen, voire occidental, qui légitime les politiques nationales les plus radicales. Pour le moment, les « succès » des DDT face aux propriétaires de moulins et d’étangs sont mis au crédit de l’Office Français de la Biodiversité et des Agences de l’Eau, mais que se produira-t-il dans quelques années ? Une mise en œuvre poussée de la continuité ne conduira-t-elle pas à des pertes environnementales considérables ? Certes, à l’échelle locale des premières réalisations, les poissons circulent et les sédiments passent, mais l’OFB tarde à prendre la mesure précise des impacts subis par les marges fluviales : dégradation de la ripisylve, abaissement de la nappe phréatique, assèchement des bras morts et zones humides, perte de biodiversité végétale et animale.
En ces premières années de réalisation, les propriétaires de moulins comptabilisent des pertes paysagères et affectives, la réduction de la valeur patrimoniale et foncière de leur bien et le manque à gagner que constitue l’interdiction qui leur est faite de produire de l’énergie renouvelable ; des collectivités locales sont à l’unisson. Quant à un certain nombre de pêcheurs, ils ont perdu leur coin de pêche ou ils profitent sans vergogne de l’invasion provoquée des silures. Des frustrations irréparables se font jour et l’inquiétude grandit quand certains envisagent même avec délice une suppression des privilèges soi-disant attachés aux ouvrages anciens.
Il en est ainsi pour le moment, mais qu’en sera-t-il à terme, lorsque cette forme d’écologie punitive aura pris toute son ampleur et réalisé ses objectifs ? Il faut bien considérer les enjeux à moyen et long terme. La systématisation de cette politique est porteuse de futurs déséquilibres à l’échelle des bassins versants. Imaginer l’avenir à l’échelle de fonds de vallées entiers, c’est les admettre peu ou prou asséchés ; des nappes vidangées et peu rechargeables par les crues ; les labours remplaçant les prés et les zones humides, des réserves d’eau potable réduites, des besoins d’irrigation croissants, une pollution accrue et une dénitrification réduite, des étiages plus longs faute de soutien par la nappe d‘accompagnement, etc. Ce schéma d’évolution, qui est crédible à défaut d’être réalisé, serait catastrophique dans la perspective annoncée et très probable d’un réchauffement climatique accompagné d’une longue saison sèche et d’étiages profonds. La perte d’une partie de la ressource en eau par imprévoyance sera durement vécue et provoquera des mouvements en retour.
En bref, ce sera la fin de l’espace de bon fonctionnement, promu depuis plus de vingt ans par les SDAGE et mis en œuvre par les Agences de l’Eau. Ce n’est pas la promotion de zones humides résiduelles et dispersées qui pourra cacher un désastre environnemental annoncé. De manière synthétique, un volume d’eau considérable sera libéré en direction de la mer. La continuité écologique sera une réalité doublée de la vidange hydrique des branches du réseau hydrographique de chacun des bassins. Dès maintenant, il faudrait créer des observatoires de la ressource en eau des bassins en regardant de très près le devenir des fonds de vallée dans les réseaux hydrographiques. Ne pas mesurer la ressource est toujours possible, de même que ne pas mesurer les effets locaux des suppressions d’obstacles. Sans thermomètre, il n’y a bien sûr pas de fièvre, mais notre environnement mérite mieux que des enthousiasmes irréfléchis. La politique des agences de l’eau, à défaut de réussir dans le domaine de la dépollution, échouera à mettre en balance la montée « emblématique » et fort sympathique de quelques centaines ou milliers de saumons et la perte d’une ressource en eau qui va s’avérer vitale pour la population française et la biodiversité du territoire ; d’autant que sous nos yeux grandissent les inquiétudes et émerge une nouvelle forme de conflictualité.
L’enjeu est bien celui de la maîtrise symbolique et technique de l’eau fluviale. La politique menée depuis la Loi sur l’eau de 2006 et le Grenelle de l’Environnement est sectorielle et l’on a vu qu’elle néglige les parties prenantes historiques (les moulins et l’hydroélectricité en tant qu’énergie renouvelable). Un autre acteur clé du débat sur l’accès à l’eau est l’agriculture. Déjà la sécheresse de 1976 avait provoqué la multiplication des retenues collinaires, l’analyse de leurs impacts environnementaux sur la bordure orientale du Massif Central (bassin du Doux), et l’arrêt des aides accordées par les Chambres d’agriculture. Mais la pression est récurrente avec, dans le Sud-Ouest, la tentative de construire des réservoirs à Charlas et Sivens, la dernière action en date étant la construction illégale du barrage de Caussade. Aujourd’hui la contestation est telle que les milieux agricoles ont obtenu au début des années 2010 une nouvelle forme de stockage, la « retenue collective » ou « réserve de substitution4 », qui ne prélève plus dans les eaux de surface mais en hiver dans les eaux souterraines. Cette technique, soutenue par la FNSEA et le Ministère de l’Agriculture, largement subventionnée par les Agences de l’eau, serait neutre au motif qu’elle ne ferait que déplacer le lieu de stockage de la nappe vers la surface. Elle fait cependant l’objet de multiples critiques au motif principal que ces milieux très artificiels altèrent le cycle de l’eau à l’échelle du bassin versant et ne préparent pas notre agriculture à la prise en compte du changement climatique. Ajoutons qu’à la différence des étangs, elle est, dans la plupart des cas, une technique mono-usage.
Faut-il supprimer les étangs dont l’importance environnementale est reconnue (ils seraient au nombre de 250 000, cumulant un volume d’eau approximatif de 2,5 milliards de mètres cubes), tout en subventionnant les retenues collinaires et de substitution, sachant que le monde agricole bénéficie déjà de 125 000 retenues de divers types stockant pour leur part un volume de 3,8 milliards de mètres cubes5 ? Certaines critiques à l’égard des étangs sont tout à fait recevables, mais la bonne justice cherche à équilibrer ses fléaux. Les étangs doivent-ils être les victimes expiatoires de la quête de nouvelles et improbables libertés écologiques ? Leur sort dépendra-t-il d’un argumentaire de circonstance si étroit qu’il n’a retenu qu’une poignée d’espèces piscicoles migratrices pour trouver sa justification ? Il serait souhaitable que la science contemporaine soit rétablie sur les bases forgées dans les années 1970, celles de systèmes écologiques, qu’ils soient hydrosystèmes, systèmes lacustres ou « stagnustres », ou encore « limnosystèmes6 » comme les ont récemment définis les initiateurs du présent colloque. Le « système » a ceci de bon qu’il prône la complexité aux dépens d’une simplification menacée par le réductionnisme.
Les étangs sont indubitablement des « objets » géographiques importants. Avec les mares, ils partagent une commune création au service des humains qui leur ont pourtant trouvé, à chaque époque de l’histoire, une évidente utilité, mais ils sont avec autant de vigueur sujets à opprobre périodique. C’est bien le caractère radical et systématique des opinions (et souvent de la réglementation) qui amène périodiquement à s’interroger sur la gestion à la française de l’environnement.
1. Le titre de cette intervention est emprunté à un ouvrage de Maurice Le Lannou (Le Déménagement du territoire, rêveries d’un géographe, Ed. du Seuil, 249 p., 1967), un recueil de chroniques publiées dans le journal Le Monde, qui portaient un regard critique sur les excès des Trente Glorieuses.
2. Bartout P. : L’empreinte stagnustre. Un indicateur spatial au service de la compréhension limnique quantitative et qualitative en Europe. Colloque Étangs et lacs 2021.
3. Guigue M.-C., 1907 : Essai sur les causes de la dépopulation de la Dombes et l’origine de ses étangs. Trévoux, Imp. J. Jeannin, 2e édition.
4. Ou plus simplement la « bassine agricole », expression qui dit plus crûment la même réalité.
5. Touchart L., et Pascal Bartout P., 2015 : Quel est le volume d’eau contenu dans les étangs limousins et français ? Physio-Géo, 9, p. 111-123 et Carluer N., 2016 : Expertise scientifique collective sur l’impact cumulé des retenues. IRSTEA, Rapport 325 pp + annexes.
6. Touchart L., Bartout P., 2018 : Le limnosystème est-il un concept géographique ? Annales de Géographie, 719 (1), p. 29-58.
Jean-Paul Bravard,
professeur de géographie émérite
Université de Lyon
1 commentaire
Baclet · 6 août 2021 à 12 h 30 min
Un gigantesque spleen !
Ces kmers verts auraient besoin d’un cerveau ,ce sont des écolos de bureau. ils ne connaissent rien à la nature.Un exemple dans une mare située à 30kms d’un cours d’eau on trouve toutes sortes de poissons y compris des brochets . La nature n’a pas eu besoin de ces ignards pour peupler un plan d’eau séparé d’une bonne distance de la rivière. Les oeufs de poisson fécondés sont véhiculés par les oiseaux des zones humides ,mais eux ont l’air de l’ignorer.
Ils veulent empêcher les propriétaires de ruisseaux de produire de l’électricité alors qu’ils sont inconscients du fait que l’hydroélectricité à un rendement de 90% ,une durée qui peut atteindre des siècles et que au fil de l’eau sur un barrage existant cela n’apporte aucune nuisance particulière en tout cas pas de CO² non ils préfèrent le nucléaire sans doute!!!!!!!.
Chez moi la dernière » interdiction formelle « sous peine d’amende de nettoyer un fossé d’assainissement qui n’ayant jamais de crues a terme sera complètement obstrué tout cela pour ne pas déranger les petites bêtes vivant dans les racines et les limons !résultat ni la chaleur ni la lumière ne pénètrerons dans le milieu ce qui fera crever les êtres qu’ils voulaient protéger .De plus la lentille d’eau va proliférer or chacun sait que sous la lentille d’eau c’est le désert.il y a de quoi se faire de la bile avec de semblables idioties .